Quel camp choisir ?

 

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 Quel camp choisir ?

 Tu dois changer ta vie !

 

Jean-Daniel Rohart

 

Table des matières

 

 

 

 Extrait

Dans le contexte actuel de notre société qui, il est vrai, peut aisément faire naître et entretenir un profond désespoir, ainsi que la confusion des esprits, il existe plusieurs attitudes possibles correspondant à plusieurs camps. On pourrait distinguer très schématiquement :

 

    Le camp de la pesanteur et le camp de la légèreté.   On peut catégoriser les diverses attitudes possibles face à notre temps en deux pôles, celui de la légèreté qui n'est pas forcément superficialité et peut inclure l'humour et la distanciation et celui de la pesanteur, lequel ne se confond pas forcément avec la lourdeur. Alain Finkielkraut établit cette distinction et se range lui-même du côté de la pesanteur1. S'adressant à Peter Sloterdijk, il écrit : « Votre Essai d'intoxication volontaire m'a ouvert les yeux en m'obligeant à me situer dans cette "guerre mondiale invisible et incomprise dont l'enjeu est le poids du monde : la guerre du léger contre le lourd". Vous avez mis des mots sur mon malaise. J'ai compris en vous lisant que, face à la volonté de rendre la vie toujours plus légère, flexible et tourbillonnante, j'appartenais au camp de la pesanteur et du fil à la patte. Poursuivant votre réflexion, il m'arrive même de penser que nous avons subrepticement changé d'élément : la navigation sur le Net, la liquéfaction des choses par les images, le flottement de toutes les valeurs, la dissolution cool des rigidités séculaires, tout cela me donne l'impression d'être un Terrien égaré dans le monde de la béatitude aquatique »2. Richard Millet, nous y reviendrons plus tard, appartient lui aussi, au camp de la pesanteur, il est dépourvu d'humour.


    Le camp des frivoles. Il y a aussi le camp des frivoles3, ceux qui vivent le monde comme un éternel camp de vacances du Club Med. Mais il faut établir une distinction entre la légèreté et la frivolité.


    Le camp des Adeptes du New Age, qui fuit illusoirement le monde, cette Vallée de Larmes et privilégient le développement personnel, une forme de narcissisme qui fait appel à des techniques « spirituelles » ou à une pseudo spiritualité à la carte. On peut parler, avec Gilbert Durand, de secte à propos de ce camp-là !


    Le camp des Belles-Âmes, qui répercutent et amplifient le discours impérialiste mille fois entendu de la bien-pensance, des bons sentiments, du misérabilisme et de la culpabilisation généralisée. Le prêt-à-porter de la « pensée de gauche », au sens large et approximatif du terme, laquelle prend parfois, en effet, des accents misérabilistes, donneurs de leçon, inquisiteurs et ostraciseurs professionnels. Dans ce camp, on trouve de nombreux artistes, des personnes du show-biz, des journalistes, des représentants des médias, des opportunistes, des démagogues, des demi-habiles.


    Le camp des paranoïaques. À ce camp, appartiennent ceux qui tombent sans cesse dans le discours de l'indignation justicière, de la plainte et du ressentiment. Ils sont généralement tristes, pessimistes, dépourvus d'humour et désespérés. Ils voient des complots et des ennemis partout, contre la culture et contre l'École. Les tentatives de catégorisation ont leur limite, comme toutes les catégorisations, et c'est ainsi qu'existent des traits communs entre les représentants de ce camp et ceux du précédent. Des recoupements existent entre les différents camps et l'on peut appartenir en même temps à plusieurs camps !


    Le camp des nostalgiques. Encore une fois les catégorisations ont leur limite et certaines personnes que l'on serait tenté de ranger dans la catégorie des nostalgiques, ne se vivent pas comme des nostalgiques. Le désespoir de ceux qui appartiennent à ce camp est différent, plus nostalgique, plus passéiste sans doute, mais surtout plus profond et essentiel. C'est un désespoir ontologique, différent de la simple dépression, il atteint le noyau de l'être et est communicatif. La lecture de Richard Millet est déprimante ! Ils sont généralement dotés d'une solide culture philosophique, possèdent une grande lucidité et un grand esprit de sérieux. Ils sont du côté de la pesanteur !

    Ce sont des humanistes à tout crin, croyant à l'impossibilité de l'établissement d'un néo-humanisme ou d'un humanisme postmoderne. Ceux appartenant au camp des Belles Âmes les nomment parfois en un raccourci injuste les « nouveaux réactionnaires ». Ils souffrent, face à l'état de déliquescence, de médiocrité et de vulgarité de notre société. Dans ce camp, on trouve des hommes comme Richard Millet qui nous expose ses arguments d'un désespoir contemporain4, nous parle de son aversion pour le monde contemporain et de sa radicale solitude.

    Alain Finkielkraut appartient aussi sans doute à cette famille, il ne laisse rien passer, reste droit dans ses bottes. C'est un spectateur engagé au regard exigeant et intransigeant, qui ne recule pas d'un pouce face aux discours ambiants et à la mode. Son attitude ne manque pas de grandeur, même si l'on n'est pas tenu de partager son avis sur tous les sujets : la question de l'éducation ou la question juive, notamment, et même si on peut considérer qu'elle manque singulièrement d'humour, « un moyen (…) de s'adapter à l'irréversible, de rendre la vie plus légère et plus coulante »5.

    Les dynamiques qui président au fonctionnement des membres de ces divers camps s'alimentent mutuellement, celui que nous avons appelé le camp des nostalgiques emprunte certaines de ses idées aux discours des paranoïaques et ses idées naissent en réaction contre les idées véhiculées par les Belles Âmes.


    Le camp des « religieux », qui puisent des raisons de croire, d'espérer et de vivre dans l'héritage ancestral des religions institutionnalisées. Richard Millet est héritier de la tradition catholique, mais estime que les représentants actuels du catholicisme trahissent cet héritage auquel il croit encore. Le film iranien La séparation met en scène de façon magistrale les mécanismes mentaux du religieux et ses conséquences psychologiques et morales destructrices.


    Le camp des réenchanteurs. Entre ces divers camps, il doit bien exister un espace interstitiel6, le camp de ceux qui ne se laissent pas gagner par le désespoir ambiant, mais qui possèdent en eux une force vitale, qui les fait supporter et accepter le monde de manière tragique, sans se polariser de manière obsessionnelle sur les traumatismes subis, sans tomber dans le désespoir, l'indignation justicière (François Flahault), la dénonciation, l'anathème, l'esprit de croisade, la crainte d'être mal aimés, le ressentiment, parfois, en un mot la souffrance qui, si elle possède bien des raison d'être, ne saurait constituer la position finale et la mieux adaptée à la situation anthropologique actuelle. Dans ce camp, on peut situer François Roustang, Carl Rogers, C.G. Jung, Michel Maffesoli, Henry Miller et, surtout, Peter Sloterdjik, lequel possède la force et la culture philosophique nécessaire pour faire face aux sentiments de désespoir, dont s'accompagne le regard lucide porté sur notre situation contemporaine. Ce sont des hommes dont la pensée peut nous aider à « reformuler une théorie du courage7 » à une époque qui semble bien se caractériser par le déclin du courage8.

    On peut contester ce choix et penser que tous ces hommes ne méritent pas de figurer dans cette liste des « réenchanteurs », on peut critiquer certaines de leur posture, mais ces hommes semblent avoir en commun une force, laquelle ne s'accompagne pas forcément d'une attitude éthique irréprochable, une force qui leur permet de contrebalancer l'ennui, le désespoir et la dépression ambiante.

     

Leur réflexion nous invite à rompre avec la représentation anthropologique propre à la Modernité et à changer radicalement nos modes de représentation et à changer nos vies de fond en comble, à larguer sans crainte les amarres, à faire un saut (dans le vide ?).

S'il convient, naturellement, d'éviter de retomber dans le dualisme dont souffre notre société occidentale, il semble que nous puissions, malgré tout, suivant en cela la manière de penser de Peter Sloterdjik, distinguer deux types d'attitudes radicalement distinctes face à la vie et face au monde actuel. Il y a ceux qui sont engagés dans « une entreprise de démantèlement progressif du narcissisme anthropologique », qu'il appelle aussi « les grands maîtres de la recherche vexatoire », ces hommes qui participent au désenchantement du monde, et ceux qui, au contraire, tentent de contribuer, à leur mesure, à son réenchantement.


    L'attitude des enchanteurs. Les enchanteurs ne sont pas ceux qui célèbrent benoîtement le monde et feignent l'admiration pour ne pas tomber dans le désespoir. Ce ne sont pas, non plus, ceux qui crient haut et fort leur volonté d'être des enchanteurs, en prétendant qu'ils détiennent les solutions au désenchantement actuel.

    Ce sont plutôt ceux qui acceptent, sur le mode tragique, le monde et la vie, tels qu'il nous est donné de les vivre et sans les parer de vertus imaginaires, inventées pour conjurer magiquement leur peur de vivre tout simplement la banalité et la grandeur mêlées des jours. Les véritables enchanteurs, ce sont ceux qui tiennent bon, tiennent tête et « étonnent la catastrophe par le peu de peur qu'elle fait naître en eux », ainsi que l'écrivait Victor Hugo, cité par Cynthia Fleury9. Ils gardent leur sourire vainqueur, même dans les moments de défaite provisoire, une jovialité souveraine, une légèreté que la gravité de la vie n'entame pas. Ils évitent la plainte qui renforce les causes qui l'ont fait naître, au lieu de les éloigner. Plutôt que de se plaindre et incessamment porter plainte – les deux attitudes allant souvent de pair, comme le montre François Roustang – plutôt que de gronder, ils rient ou sourient d'un sourire vainqueur ou, tout au moins, amusé, et que rien ne semble pouvoir entamer. Ils ne cessent de se mettre en marche ou, pour parler comme les mystiques, ils vont de commencement en commencement, c'est-à-dire qu'ils n'arrêtent pas de renoncer au savoir que leur réflexion et la vie leur avaient permis d'accumuler. Ils n'appartiennent pas à la société de consommation, mais plutôt à celle de la consumation (M. Maffesoli). La consumation s'accompagne de cendres, mais des cendres naît à nouveau le feu, une nouvelle inspiration, un nouvel élan. Comme l'oiseau Phénix, les enchanteurs renaissent sans cesse de leurs cendres. Le courage dont ils font preuve n'a pas de fin, ni de buts précis, il n'est pas déterminé à l'avance, il est incessante adaptation, ouverture au moment présent, ainsi qu'aux nécessités « morales » que chaque moment fait naître. Leurs actes précèdent toute décision morale, ils ne sont en rien la conséquence logique et obligée d'un système de valeurs cherchant à s'imposer aux autres comme une norme universelle. Leur morale – peut-être conviendrait-il mieux de parler d'attitude éthique ou de création morale ? est adaptation, invention et création, et non application mécanique d'une loi surplombante qui s'imposerait de manière transcendante. Comme l'écrit Cynthia Fleury, « La création morale n'est pas une paternité définitive »10.

    En tant que système de valeurs éternelles et de normes à appliquer sans nuance, la morale traditionnelle, que l'on pourrait dire « moderne », est près du dictat, du dogme, de l'idéologie et du moralisme. C'est une morale qui, semble-t-il, est en train de mourir, comme est en train de mourir une certaine image du père, chargé d'incarner la loi de façon transcendante, à la manière d'un dieu qui édicte à l'adresse des autres des principes et des préceptes, sans être lui-même tenu de s'y conformer.

    Comme l'écrit Vladimir Jankélévitch, cité par Cynthia Fleury, « en morale, ce qui est fait reste à faire », la vie est expérimentation et création permanentes. On retrouve ici la dimension initiatique, sur laquelle nous avons déjà attiré l'attention du lecteur, parlant d'un retour du désir initiatique11, lequel ne s'impose pas à la manière d'une obligation morale, mais comme une nécessité intérieure ou archétypique, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif.

    Le courage n'est pas une vertu morale, mais un lien existe entre courage et vitalité, ainsi que nous le montre Cynthia Fleury. C'est ce lien qu'il conviendrait de rendre vivant, plutôt que de décréter l'obligation morale de faire preuve de courage. Ce qu'il nous faudrait retrouver, c'est la vitalité, l'amor fati et l'amor sciendi, le savoir n'étant plus synonyme de pouvoir, mais de puissance et de force nous poussant à être fidèle à notre vocation, sans aucune idée de mérite ou de hiérarchie, en postulant qu'une certaine complémentarité existe entre toutes les vocations, aussi humbles et limitées, soient-elles.

    La volonté et le courage doivent être impérativement convoqués, lorsque le désir et la vitalité ont été entamés par des épreuves trop lourdes à porter, lorsque le « bouclier narcissique » a été définitivement entamé, lorsque nous avons perdu confiance en la vie et perdu de vue l'intérêt que nous avons à être pleinement nous-mêmes, non à la façon narcissique des adeptes du New-Age et sans tenir compte de la question d'une possible amélioration du monde et de revitalisation des liens sociaux. Le défi qui nous est lancé, est, non pas tu dois changer la vie, mais tu dois changer ta vie12, au lieu de sans cesse t'en remettre à l'État et aux institutions et de tomber dans le discours de la plainte, du ressentiment et du devoir que la société aurait envers toi, obligée qu'elle serait d'assurer ta réussite et ton bonheur. Si, comme on peut le penser, une capillarité existe entre tous les destins individuels pleinement assumés, chaque destin individuel contribue à tisser un destin collectif par voie de rayonnement et d'échange réciproque. Les véritables enchanteurs sont les artisans d'une nouvelle forme de socialité plus fraternelle et capable de répondre à l'appauvrissement des liens sociaux et au refuge grandissant dans la sphère individuelle13.



 

1 Henry Miller disait de Jung qu'il était lourd !

2 Alain Finkielkraut, Peter Sloterdijk, Les battements du monde. Dialogue. Éditions Pauvert, p.24.

3 De la frivolité, Jean Cocteau parlait dans La difficulté d'être, Le Livre de Poche biblio.

4 Richard Millet, Arguments d'un désespoir contemporain. Hermann éditeur, 2011.

5 Cynthia Fleury, La Fin du courage, Le Livre de Poche. Biblio Essais.

6 Est-il illusoire de penser qu'un dialogue constructif est possible entre ces divers camps ? Ou faut-il se ranger à l'idée de Richard Millet qu'aucune compromission n'est possible et que c'est la guerre totale qui est engagée.

7 Cynthia Fleury, La Fin du courage, Op. cit.

8 Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage. Discours de Harvard, 1978. Éditions du Seuil.

9 Cynthia Fleury, La Fin du courage, Op. cit., pp.32-33.

10 Cynthia Fleury, Op. cit.

11 Voir Jean-Daniel Rohart, Plaidoyer pour une pédagogie postmoderne. Contribution à un contre-modèle éducatif.

12 Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l'anthropotechnique. Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Libella-Maren Sell Éditions, 2011.

13 On parle parfois de cocooning.

 

 

  

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