Chroniques littéraires

 

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 Hans, Ana et Juan-Carlos

 

 

                                         « Car dès qu'on était dans les Iles, on sentait bien qu'il y a quelque chose à trouver ». Alexandre Vialatte.


Depuis qu'il avait mis fin à son activité lucrative, il avait vieilli d'un bond, et il n'arrêtait pas de lire, addiction qui l'obligea à emménager provisoirement dans un F4 et à acheter sur plan une future suite ininterrompue. Le fait d'avoir exercé sa vie durant le métier d'accélérateur des initiatives de clients dont l'enfance avait été plus triste encore que la sienne, au point de tarir à jamais en eux la source de toute forme d'imagination, n'avait pas contribué à le rendre inventif pour ce qui était des initiatives qui le concernaient en propre, lui et les personnes qu'il pensait lui être le plus proches.

Ne trouvant pas le monde qu'il habitait et les congénères qu'il croisait dans les rues et dans les parcs, à la hauteur de ses rêves, il partit à la recherche d'un livre qui décrirait le monde dont il n'avait jamais cessé de rêver. Il était toujours déçu et insatisfait, les diverses interprétations de La jeune-fille et la mort le laissaient toujours sur sa faim d'idéal. Ce qu'il aurait vraiment aimé rencontrer, c'est un livre qui, au lieu de se complaire dans la description redondante du quotidien, l'eût totalement ridiculisé, au point de rendre inéluctable la naissance d'un autre monde qui serait venu remplacer celui qui, à force d'être moqué et ridiculisé, se serait retiré honteux sur la pointe des pieds penauds. Le seul livre qu'il prenait un certain plaisir à lire, c'était celui qu'il s'était vu contraint d'écrire, face à l'impossibilité où il était de trouver un livre correspondant vraiment à ses attentes, car là il était à peu près parvenu à dépeindre un univers plus ou moins poétique et drôle, dans lequel il se reconnaissait vaguement et où il aurait vraisemblablement été heureux de vivre. Son personnage préféré, l'homme qu'il aimait le mieux, c'était celui qu'il avait inventé à partir d'une assez bonne connaissance de lui-même, de ses réactions et de ses aspirations, non qu'il le jugeât parfait ni même exemplaire, mais au moins Hans semblait-il être parvenu à créer un couple harmonieux avec lui-même et il savait qu'il était incapable de lui faire le moindre mal. Il savait comment se comporter avec Hans pour ne pas lui déplaire et l'agacer et, en plus, ce Hans était un chic type prêt à s'apitoyer sur le sort de ceux qu'il sentait encore moins bien lotis que lui et à entendre le récit de n'importe quelle vie, sans s'émouvoir inutilement, au nom de la morale ou des sentiments vains. La plupart des romans actuels qui lui tombaient sous la main avide décrivaient complaisamment un réel qui ne lui semblait pas mériter un tel honneur1. On dirait que les lecteurs qu'enthousiasment de tels romans ont conscience du caractère piteux et misérable de leur propre vie et se réjouissent, faute de mieux, de voir que leur quotidien banal, insignifiant et vide, est également celui de nombreux autres et qu'il peut même être, malgré tout, érigé en œuvre d'art communément admirée, la fonction de l'art étant alors à peu près celle d'une thérapie de soutien. La littérature vaut alors, en effet, pour ses vertus thérapeutiques et apaisantes, sa fonction est de rassurer l'homme moderne angoissé et qui n'est plus très sûr de rien et de le soulager de sa difficulté d'être.

Étant d'une lecture facile, ce genre de littérature peut même lui faire croire qu'il est intelligent et qu'il a un goût littéraire sûr, dont est garant le succès incontesté de ces livres aimés de tous, et que la vie est simple et vaut d'être vécue, à condition de cesser de se poser de vaines questions et d'en attendre trop. Les textes qui obéissent à une telle logique médicale agissent à la manière d'une anesthésie locale ou d'un anti-dépresseur, ils ne nous font pas aimer la vie, ils se contentent d'en gommer les aspérités, les souffrances et les incertitudes. On y respire un calme rassérénant. À l'image de la vie de qui n'est pas atteint d'une maladie grave, n'a pas de dettes impossibles à rembourser, et des enfants qui ont des notes correctes au collège et obtiendront vraisemblablement le baccalauréat avec une mention, ces livres ne suscitent ni l'admiration, ni la passion, la désapprobation ou le dégoût. Ils reflètent une sagesse faite d'acceptation et de refus de toute exigence démesurée.

On dirait, se dit Hans à lui-même, qu'après une journée de travail, il ne reste plus aux lecteurs harassés assez de force, de courage et d'imagination pour imaginer une autre vie que celle qu'ils sont en train de vivre jour après jour, une vie qu'ils ont le plaisir étrange de retrouver au détail près, dans des romans populaires et qui finit par acquérir à leurs propres yeux fatigués un caractère inéluctable. Le reflet de notre vie dans le miroir de cette littérature de hall de gares et de correspondances de Métro, apparaît plus beau et lumineux que l'original qui l'a nourrie, notre vie est sinon magnifiée par la poésie et la magie des mots, au moins rendue supportable par le fait qu'elle est partagée par presque tous nos voisins de palier et les usagers du Métro et du R.E.R., et qu'elle nourrit des œuvres célèbres. Sur la ronéo de la littérature en vogue, notre vie banale est multipliée à l'infini, un vulgaire concert s'élève dans les airs médiatiques, l'évocation minutieuse de nos vies individuelles toutes semblables, acquiert la dimension d'une prosaïque épopée, l'épopée des éclopés de la vie qui se mettent à lire en chœur la triste partition de leurs jours ordinaires, dont ils ont confié la composition à un écrivain public assermenté pour cela.

Lorsque Ana Gavalda remplace Juan-Carlos Onetti, la littérature se fait complice de la dépoétisation du mode, soupira Hans. Le fourgon de voyageurs tous en train de lire Ana et Camille avait vraiment de quoi donner la nausée. Hans descendit à la station suivante et préféra continuer son chemin à pied, accompagné de ses amis Juan-Carlos, Louis-Ferdinand, Alexandre2, Ramón3, Pedro4 et João5.

Jean-Daniel Rohart.

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1 « Je vais dire des évidences, des choses que vous entendez tous les jours(...) des banalités à longueur de temps », nous prévient Camille Laurens.

2 Alexandre Vialatte.

3 Ramón Gómez de la Serna.

4 Pedro Almodóvar.

5 João Cesar Monteiro.

 


 

Le grand style

 

 

On peut parler de grand style, lorsque ce qui se révèle à nous possède un caractère d'évidence, comme si les mots qui se détachent sur la page, au fil de la lecture, avaient toujours été là, exactement là, présents à la virgule près, agencés dans ce même ordre, comme de toute éternité. Par l'acte de la lecture, et avec la complicité de l'auteur, le lecteur prend mieux conscience de son existence et de ses propres potentialités, il a le sentiment de faire émerger d'un prétendu néant, des mots et des phrases qui en fait étaient déjà là présents depuis l'aube des temps, il se réapproprie et invente le monde. L'histoire que racontent les mots n'a au fond qu'assez peu d'importance, c'est l'aura dont ils sont entourés, c'est l'atmosphère qu'ils contribuent à faire naître qui compte, s'impose et reste gravée dans la mémoire, longtemps après qu'on ait refermé le livre. Comme dans les grands rêves et les grands films, le temps engouffre les détails anecdotiques, la trame romanesque se distend, s'effrite, s'érode, mais on garde indélébiles, dans notre souvenir, une impression générale et nette, une scène, un moment, un rythme, une pulsation, une tonalité, le plaisir que nous avions pris lors de la toute première projection. Les projections qui suivent sur l'écran de notre mémoire s'échelonnent au cours du temps, elles effacent les détails, les omettent, et les renvoient dans l'oubli, mais elles conservent pour toujours l'essentiel. Ce qui reste gravé en nous, c'est le reflet plus ou moins vif et prégnant, de l'Au-delà que tel film, tel livre, tel morceau de musique a un instant fait surgir en nous pour notre édification. L'homme sans passé, Parle avec elle, Dersou Ouzala, La Comédie de Dieu de João Cesar Monteiro, appartiennent à cette catégorie d'œuvres que l'on peut dire inspirées, ces œuvres qui nous redonnent confiance en la vie, nous replace au sein du Cosmos, parce qu'elles sont porteuses d'une voix qui semble venir d'ailleurs.

La vie brève, ainsi que toutes les nouvelles de Juan-Carlos Onetti et les romans de Marcel Proust, appartiennent à ces mêmes œuvres qui rendent un culte à la Réalité mystérieuse dont nous devinons la présence. Ces œuvres inspirées sont comme des trouées, des flash plus ou moins poétiques, forts et vigoureux qui, passagèrement, déchirent la nuit, son angoisse et ses doutes, nous révélant une Réalité dont nous sommes depuis toujours nostalgiques, parce que habités par la Sehnsucht des romantiques allemands. La certitude chevillée au plus profond de nous, qu'une autre réalité existe au-delà de celle qui tisse et informe notre quotidien plus ou moins morne et désespérant, a besoin d'être réaffermie de temps en temps, par les moments de grâce que l'Art véritable nous offre. Les véritables créateurs sont les porteurs d'une mission pour ainsi dire sacrée, par leur travail ils aident à l'épiphanie d'un monde secret, lointain et poétique, au lieu que la plupart des littérateurs actuels, prisonniers du narcissisme, sont les démarcheurs sans scrupules du monde insipide et sans âme qui pourrit notre vie, la vide de son sens et nous fait désespérer même du Sens que nous croyions un instant avoir entrevu.

Jean-Daniel Rohart.

 

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