|
Comment aborder l’œuvre de Jung ?
Il y a plusieurs
manières d’aborder l’œuvre de Jung, lesquelles, d’ailleurs, ne s’excluent
nullement. Il existe une approche
intellectuelle, théorique, conceptuelle, car la pensée de Jung, certes
foisonnante, n’est pas fumeuse, comme on l’a parfois prétendu.
Dans le cas de
figure d’une approche intellectuelle et livresque, nous disposons d’outils
précieux :
1.
Le vocabulaire de Carl Gustav Jung,
paru en 2005, aux éditions Ellipses. Vocabulaire auquel ont participé
plusieurs auteurs, dont Michel
Cazenave, Aimé Agnel et quatre autres
personnes, psychanalystes membres de la SFPA, Société Française de
Psychanalyse Analytique.
2.
Le
Dictionnaire Jung, sous la
direction de Aimé Agnel, c’est l’extension du livre précédent. Un outil
rigoureux et très utile.
3.
Les
deux conférences de René Daval,
données dans le cadre des activités du Cefri-Jung Champagne. Le titre en
est Les notions
fondamentales de la
psychanalyse jungienne (n°1 et n°2). Ces deux conférences sont
disponibles en CD.
4. L'œuvre de Jung, bien évidemment.
5.
Les
Cahiers Jungiens de psychanalyse,
qui insistent sur l’aspect clinique.
La deuxième
manière d’aborder l’œuvre de Jung, est une approche empathique, personnelle,
vivante. Elle inclut la connaissance de l’homme, et sa démarche personnelle.
Cette deuxième approche est indispensable, dans le cas de Jung, dans la mesure
où ses recherches personnelles, ses lectures, sa vie et l’élaboration de son
œuvre, sont intimement liées.
La rédaction de
ses livres obéit toujours à un questionnement personnel et constitue un élément
de réponse à des questions existentielles parfois brûlantes et capitales pour
l’homme et le maintien de son équilibre personnel. Ne dit-il pas, de manière
certes un peu grandiloquente, dans Ma
vie, son autobiographie spirituelle, que sa vie est l’histoire d’un
inconscient qui s’est accompli ?
Pour ne prendre
que l’exemple de l’Anima, de la
découverte de l’Anima, elle s’appuie sur une expérience personnelle, que fit
Jung dans sa jeunesse, la rencontre en montagne avec une jeune fille, rencontre
qu’il évoque dans Ma vie[1].
Le Processus d’Individuation. Jung ne se
contente pas de le théoriser peu à peu, il le vit au quotidien. Son
approfondissement de la notion
d’archétype est rendu possible par des rencontres et des voyages en
Afrique, en Inde.
La même chose
pourrait être dite du transfert dont
il fit l’expérience, à travers son travail d’analyste et qu’il théorise dans un
beau livre La psychologie du Transfert[2].
Toutes ces
raisons et d’autres font qu’une connaissance intime de l’homme et de ses
recherches personnelles sont quasiment indispensable, surtout pour celui ou
celle qui veut vraiment comprendre la théorie jungienne, de l’intérieur,
assimiler son anthropologie et s’en inspirer dans sa propre vie.
Nous disposons
pour cette approche biographique de plusieurs outils :
1.
« Ma vie ». Souvenirs, rêves
et pensées, qui existe désormais en collection de poche Folio.
2.
Le
livre de Michel Cazenave, Jung.
L’expérience intérieure, paru aux éditions du Rocher en 1997.
3.
La correspondance de Jung, cinq
tomes absolument passionnants et qui vont jusqu’à la fin de la vie de
Jung.
4.
Et,
enfin, le livre de Deirdre Bair, intitulé Jung. Une biographie, publié en 2007, aux éditions Flammarion,
dans la collection
« Grandes Biographies ».
Avant ce livre,
il en existait d’autres. Celui de Gérard Wehr, de Richard Noll, de Barbara
Hannah, etc. J’ai recensé une quinzaine de livres, des biographies ou des
livres comportant un caractère biographique. On peut dire, sommairement, que
ces livres avaient tendance à tomber dans l’hagiographie ou, au contraire, dans
le dénigrement, allant parfois jusqu’à proférer des accusations
d’antisémitisme.
Le mérite de ce
livre de Deirdre Bair est de présenter une vision nuancée, sereine, objective
et distanciée, de l’homme, à égale distance de l’éloge dithyrambique et du
dénigrement systématique et plus ou moins malveillant.
________________________________
C.G.
JUNG - Aspect biographique
Pourquoi
tant de hargne contre Jung ?
|
|
Notes de lectures
À
propos de L'inconscient
spirituel
de Jean-Claude Larchet et de Jung
et la mystique
de Steve Melanson, etc.
Le
livre de Jean-Claude Larchet, paru pour la première fois en 2005,
sous le titre
L'inconscient spirituel,
contient deux chapitres consacrés respectivement à Freud
et le christianisme
et Jung
et le christianisme.
Il
s'agit d'un livre bien documenté, qui peut alimenter notre réflexion
intellectuelle et notre quête spirituelle, mais l'auteur semble
partager avec d'autres un certain préjugé contre Jung.
Dans
l'opposition radicale à la psychanalyse en tant que méthode
thérapeutique et cure d'âme (avec l'anthropologie sur laquelle elle
s'appuie) on sent souvent, en effet, une hostilité plus grande
envers Jung qu'envers Freud. Alors que presque tout le monde
s'accorde pour reconnaître le fondement athée et matérialiste de
la construction intellectuelle de Freud,
et la prise en compte par Jung de la dimension religieuse
(mais on préfère parfois parler en mauvaise part de spiritualisme,
de gnosticisme ou de « mysticisme »),
on note généralement une hargne contre Jung chez ceux qui se
veulent défenseurs de la religion, et du christianisme plus
particulièrement.
Au
terme d'un examen serré de l'anthropologie jungienne et de ses
prolongements dans les sphères thérapeutique et spirituelle,
Jean-Claude Larchet écrit : « L'idée jungienne que l'homme
rencontre Dieu et s'accomplit lui-même en prenant conscience du Soi
(« l'individuation, écrit Jung, c'est la vie en Dieu »)
est une
illusion qui
risque d'éloigner définitivement l'homme du Dieu véritable, de la
véritable santé spirituelle et du véritable accomplissement de
soi. Jung
fut la première victime de cette illusion dans sa tentative
d'autodéification ».
L'auteur laisse de même planer un doute sur l'authenticité de
l'expérience retracée dans Les
Sept Sermons aux morts,
suggérant que Jung était alors en proie à un trouble psychique
profond.
Et
l'auteur d'appeler alors à la rescousse, pour accréditer la volonté
supposément affichée par Jung, d'une autodéification,
le livre polémique de Richard Noll,
dont il a lui-même l'honnêteté de reconnaître par ailleurs (p.52)
qu'il s'agit d'un livre
très critique.
En
remarquant l'insistance avec laquelle Jean-Claude Larchet évoque la
véritable
religiosité, on pense à René Guénon et à sa certitude de
posséder la vérité en matière religieuse, et à ce qu'écrivait
Alan Watts : « Je me suis toujours senti gêné par cette
tendance à l'impérialisme spirituel
qui semble l'une des conditions sine
qua non
pour être un bon chrétien aux yeux de la majorité d'entre eux. »
Tout l'édifice intellectuel patiemment construit, avec des
références précises et nombreuses à l'œuvre de Jung, semble
soudain s'écrouler, l'auteur ruinant en un instant et en une phrase
tout le travail accompli, un travail qui se voulait être une
réflexion sérieuse et objective. C'est de cette manière qu'est mis
fin de façon partisane et passionnelle à une étude dont on peut se
demander si elle ne visait pas essentiellement à étayer un préjugé
de départ. On pense ici à François Roustang, lequel parle de
théorisation
de son propre cas
comme motivation, somme toute légitime, à tout travail de réflexion
et de conceptualisation.
Sans
vouloir prendre parti pour une école psychanalytique contre une
autre (Jean-Claude Larchet écrit qu'il existe plusieurs
centaines de
types de psychothérapie), ni se faire l'écho du vain débat
médiatique qui opposa Michel Onfray, à l'occasion de la sortie de
son livre sur Freud,
à Élisabeth Roudinesco, (laquelle « assassina », lors
de sa parution, le livre remarquable d'objectivité, que Deirdre
Bair
a consacré à Jung) et à Gérard Miller, on peut toutefois
s'étonner que ces auteurs et ces détracteurs passent le plus
souvent sous silence l'œuvre de Jung ou l'attaquent de façon
radicale et partisane, en un mot, avec hargne.
La
critique traditionaliste, celle de René Guénon, par exemple,
semble, elle aussi, être plus sévère envers Jung qu'envers Freud.
Jean Borella qui se situe dans cette même mouvance traditionaliste
est, quant à lui, plus nuancé
et établit une différence entre Freud et Jung, même s'il n'épargne
pas Jung de ses critiques, lui reprochant notamment de mêler et de
confondre les plans spirituel et psychique, l'Esprit (le Pneuma) et
la Psyché.
Michel
Fromaget est aussi un des auteurs qui, s'inspirant du christianisme
des origines et de la Patristique, développe une critique de Jung, à
partir de ses propres présupposés spirituels, lesquels le font
postuler la nécessité d'un retour à une
anthropologie ternaire
Corps,
Âme
(Psyché),
Esprit,
mais il s'agit, dans ce cas précis, d'une critique fine et nuancée,
qui tend à faire la part des choses ou qui, plutôt, exprime un
regret, celui que Jung et ses continuateurs, surtout, n'aient pas
approfondi davantage sa quête, dans le sens d'une spiritualité plus
grande encore.
On
parle parfois de la haine qui déchire les frères
ennemis,
une haine plus profonde et radicale que celle qui divise des ennemis
que tout semble séparer de manière irréconciliable. Le théologien
Raimón
Panikkar pointe une autre attitude, lorsqu'il évoque le dialogue
dialogal,
qu'il oppose au dialogue
dialectique,
lequel a « pour but d'en venir à savoir qui a raison et qui a
tort ».
Le dialogue dialogal permet à chacun d'approfondir sa propre
démarche sans aucun
parti pris,
en acceptant le risque d'être converti
au point de vue adverse, plutôt que de transformer d'emblée en
ennemi à abattre, celui qui ne partage pas de manière
inconditionnelle notre manière de penser et de sentir.
En
ce qui concerne une manière tout-à-fait dépassionnée de
considérer les rapports de Jung avec le christianisme, on peut
signaler le livre de Julie Saint-Bris Quête
de soi, quête de Dieu. Psychologie jungienne et spiritualité
chrétienne,
ainsi que les livres du théologien Anselm Grün.
Le livre de Julie Saint-Bris est, comme son titre l'indique, une
lecture « chrétienne » de l'œuvre de Jung, écrite par
une chrétienne, un peu dans l'esprit du livre de Simone Pacot,
L'évangélisation
des profondeurs.
Anselm Grün ne rejette pas l'anthropologie jungienne, il en retient
notamment la notion de moitié
de la vie, mais
les deux approches chrétienne et jungienne ne gagnent pas grand
chose à ce rapprochement. Nulle greffe nouvelle, seulement une
coexistence pacifique bon enfant.
Le
livre de John Paul Dourley, publié en 2004, sous le titre La
maladie du christianisme. L'apport de Jung à la foi,
est une tentative intéressante d'établir un bilan, il est empreint
d'esprit de mesure et est susceptible d'enrichir notre réflexion.
Nous
avons affaire, dans le cas de ces derniers livres, à une réflexion
qui peut nourrir le dialogue entre les chrétiens et les jungiens, en
montrant que, contrairement à ce qu'affirme Jean-Claude Larchet, il
n'y a pas forcément de totale contradiction, ou d'incompatibilité
radicale, entre ces deux démarches spirituelles, surtout si l'on
considère le
versant ésotérique du
christianisme.
Enfin,
last
but not least,
le livre de Steve Melanson, Jung
et la mystique,
avec une érudition maîtrisée et une grande profondeur, suggère
des pistes nouvelles et éclaire les rapports de Jung au religieux
(et au christianisme), en ne restant pas à la surface seulement
intellectuelle et polémique des choses, en faisant constamment
référence à Maître Eckhart, ainsi qu'à Réponse
à Job,
œuvre de Jung, que Jean-Claude Larchet n'évoque qu'au passage, et
sans en tirer tout le parti possible, alors qu'il s'agit d'un ouvrage
fondamental pour comprendre vraiment la pensée de Jung en matière
de spiritualité.
Ce
qui semble à l'ordre archétypique et spirituel de jour, ne
serait-ce pas une
approche mystique du christianisme,
plutôt que l'enfermement dans de vaines querelles d'arrière-garde
et de vains débats intellectuels, théologiques et dogmatiques, le
plus souvent fastidieux en effet (voir note 4). Tel semble bien être
le sentiment de Steve Melanson, comme celui d'Alan Watts, lequel
écrivait que « la religion chrétienne aura à subir l'une de
ses transformations périodiques par déplacement de son centre
d'intérêt. L'accent tendra en effet de plus en plus à être mis
sur Dieu
en tant que Saint-Esprit».
Jean-Daniel
Rohart.
___________________________________________________
|
Carl
Gustav JUNG et l’éducation
A ma
connaissance, Carl Gustav JUNG s’est
assez peu exprimé, en tout cas de manière explicite, sur la question de l’éducation[1],
mais ce qu’il nous dit me semble tout à fait capital ; Donnons lui la
parole un peu longuement.
J.D.
Rohart
|
|
« Aussi
pouvons-nous sans crainte, affirmer que le Saint Empire Romain germanique n’a
nullement reconnu que Fr. Schiller était un éducateur. Par contre, la furor
teutonicus s’est jetée sur la pédagogie – autrement dit sur l’éducation
des enfants, - a fait de la pédagogie infantine, déterré l’infantile dans
l’adulte et aussi, fait de l’enfance un état tellement important pour la vie et
la destinée, que le sens et la possibilité de création furent refoulés
entièrement dans l’ombre pour l’existence adulte ultérieure. Plus encore, on a
surabondamment chanté notre époque comme l’âge de l’enfant. Cet accroissement et cette extension du
jardin d’enfant sont tels que l’on a tout à fait oublié la problématique
éducative présentée par le génie de Schiller. Personne ne songe à nier
l’importance de l’enfance ni même à la sous estimer. On connaît trop les lourds
dommages, qui durent souvent la vie entière, et qui résultent d’une stupide
éducation à la maison ou à l’école, et l’on sait la pressante nécessité
de méthodes pédagogiques rationnelles. Mais, pour saisir vraiment ce mal à la
racine, il faut se poser avec le plus grand sérieux la question de
savoir comment il s’est fait et comment il se fait que des méthodes éducatives
sottes et bornées sont toujours employées. C’est, sans aucun doute, purement et
simplement qu’il y a des éducateurs incompréhensifs qui ne sont pas des hommes,
mais des automates méthodiques personnifiés. Qui veut éduquer, doit être
lui-même éduqué. Or, l’étude par cœur, qui est toujours pratiquée, et
l’utilisation mécanique de méthodes, ce n’est pas de l’éducation, ni pour
l’enfant, ni pour l’éducateur. On dit continuellement qu’il faut développer la
personnalité de l’enfant. J’admire bien entendu ce haut idéal d’éducation. Mais
qui éduque en vue de la personnalité ?
La première place, la plus importante, est occupée par des parents
d’ordinaire incompétents qui bien souvent restent toute leur vie à moitié ou
même tout à fait des enfants. Et qui donc finalement, pourrait attendre de tous
les parents ordinaires qu’ils soient des « personnalités », et qui
donc a jamais pensé à imaginer des méthodes pour donner aux parents de la
« personnalité » ? C’est
pour cette raison que l’on attend tout naturellement davantage du pédagogue,
spécialiste formé à qui l’on a tant bien que mal enseigné la psychologie,
c’est-à-dire les points de vue de celui-ci ou de celui-là, le plus souvent
d’opinions fondamentalement différentes, à qui l’on a appris comment l’enfant
est présumé être constitué et comment il faut le traiter. Des jeunes gens qui
ont choisi la pédagogie pour profession ont posé à priori qu’ils ont été
eux-mêmes éduqués. Sont-ils tous, tant qu’ils sont, des
« personnalités » ? Personne sans doute, ne voudrait l’affirmer.
Ils ont, l’un dans l’autre, reçu la même éducation défectueuse que les enfants
qu’ils doivent éduquer et ne sont en général pas davantage des personnalités
que ne le sont ceux-là. Notre problème éducatif souffre en somme de ne viser
unilatéralement que l’enfant qu’il faut élever et de négliger aussi
unilatéralement le fait que les éducateurs adultes n’ont pas été eux-mêmes
éduqués. Après avoir terminé le cycle de ses études, chacun a l’impression
d’en avoir fini avec l’éducation, d’être, en un mot, un adulte. Il ne peut
certes en être autrement ; il faut qu’il soit fermement persuadé de sa
compétence pour pouvoir affronter la lutte pour l’existence. Le doute et le
sentiment d’incertitude le paralyseraient et l’entraveraient, ils enfouiraient
la foi si nécessaire en sa propre autorité et le rendraient inapte à
l’exercice de sa profession. On veut l’entendre dire qu’il connaît son affaire
et qu’il en est sûr, et non qu’il doute de lui-même et de sa compétence. Le
spécialiste est condamné de façon absolue à la compétence.
Chacun le
sent, ce ne sont pas là des situations idéales, mais elles sont, cum grano
salis, dans les circonstances données, les meilleures possibles. On ne pourrait
imaginer qu’elles puissent être autres. On ne peut tout bonnement attendre
davantage de l’éducateur moyen que des parents moyens. S’ils sont de
bons spécialistes, il faut savoir s’en contenter comme on le fait des parents
qui élèvent leurs enfants du mieux qu’ils peuvent.
Le haut
idéal d’éducation de la personnalité, on ferait mieux de ne pas
l’appliquer aux enfants ; car, ce que l’on entend communément par
« personnalité », c’est-à-dire une totalité psychique déterminée,
capable de résistance et dotée de forces, est un idéal adulte que l’on n’a pu
attribuer à l’enfance qu’à une époque où l’individu est encore inconscient du
problème de sa prétendue maturité ou, ce qui est pis encore, s’il en est
conscient, qu’il refoule précisément pour cette raison. Je soupçonne en effet
notre enthousiasme contemporain pour la pédagogie et la psychologie de
l’enfant, d’une intention malhonnête : on parle de l’enfant alors que l’on
devrait entendre : l’enfant en l’adulte. Car il y a dans l’adulte
un enfant, un enfant éternel toujours en état de devenir, jamais terminé, qui
aurait un besoin constant de soins, d’attention et d’éducation. C’est cette
partie de la personnalité humaine qui voudrait se développer en totalité. Or,
l’homme de notre temps est à une distance astronomique de cette totalité. Dans
l’obscur pressentiment de ce qui lui fait défaut, il s’empare de l’éducation
de l’enfant, il s’enthousiasme pour la psychologie infantile parce qu’il
aime à supposer que dans sa propre éducation et dans le développement de son
enfance quelque chose doit avoir marché
de travers, quelque chose qui pourrait être extirpé dans la génération
prochaine. Cette intention est louable, certes, mais elle échoue contre ce fait psychologique que je ne puis
corriger chez l’enfant aucune faute si je continue à les commettre moi-même.
Les enfants, naturellement, ne sont pas si sots que nous le pensons. Ils ne
remarquent que trop bien ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Le conte
d’Andersen où il parle des nouveaux habits du roi contient une vérité
immortelle. Combien de parents m’ont annoncé leur louable intention d’épargner
à leurs enfants les expériences qu’ils ont dû faire eux-mêmes dans leur
enfance. Et quand je demandais : « mais êtes vous sûrs que vous avez
vous-même surmonté ces erreurs ? », ils étaient tout à fait persuadés
que le dommage était réparé chez eux depuis longtemps. En réalité, il ne
l’était pas. Si dans leur enfance, ils avaient été élevés avec trop de
sévérité, ils pouvaient gâter leurs enfants par une tolérance proche du mauvais
goût ; si dans leur enfance, certains domaines de la vie leur avaient été
minutieusement voilés, on les dévoilait avec autant de soin et d’explications à
ses propres enfants. Ils étaient donc simplement tombés dans l’extrême, preuve
puissante de la tragique persistance du vieux péché ! Cela leur avait
totalement échappé. Tout ce que nous voulons modifier chez les enfants devrait
d’abord être examiné avec attention pour voir si ce n’est pas quelque chose qui
devrait être changé en nous-même : notre enthousiasme pédagogique par
exemple. C’est à nous peut-être que cela s’adresse. Peut-être
méconnaissons-nous le besoin pédagogique parce que cela éveillerait en nous le
gênant souvenir que nous sommes encore des enfants par quelque côté et que nous
avons largement besoin d’être éduqués.
Quoi qu’il
en soit, il me semble que ce doute est tout à fait de circonstance si l’on
désire faire des enfants des « personnalités ». La personnalité est
un germe dans l’enfant qui n’atteint que peu à peu son plein développement au
cours de la vie. Sans détermination, totalité et maturité nulle personnalité ne
se manifeste. Ces trois qualités ne peuvent et ne doivent pas être le propre de
l’enfant car elles le priveraient de sa qualité d’enfant. Il deviendrait un substitut
d’adulte sans naturel et prématurément mûr ; mais l’éducation moderne
a déjà produit des monstres de ce genre, notamment dans les cas où les parents
mettent un véritable fanatisme à faire en toute circonstance de leur mieux pour
les enfants et à ne « vivre que pour eux ». Cet idéal que l’on entend
souvent énoncer empêche de façon absolue les parents de se développer eux-mêmes
et les rend capables d’imposer aux enfants leur propre « mieux ».
Mais qu’est en réalité ce prétendu « mieux », voilà ce dont les
parents ne se sont jamais préoccupés pour eux-mêmes. Et ainsi on stimule les
enfants à des travaux que les parents n’ont jamais faits et on leur impose des
ambitions que les parents n’ont jamais réalisées. Ces méthodes et des idéaux ne
produisent que des monstruosités pédagogiques.
Personne
ne peut développer la « personnalité » qui n’en a pas lui-même.
Et ce n’est pas l’enfant, c’est uniquement l’adulte qui peut atteindre à la
personnalité comme fruit mûr d’une activité de vie orientée vers ce but. Car
dans l’accès à la personnalité, il n’y a rien moins que le déploiement le
meilleur possible de la totalité d’un être unique et particulier. On ne
saurait prévoir le nombre infini de conditions qu’il faut remplir pour cela.
Toute une vie humaine avec ses aspects biologique, social et psychique y est
nécessaire. La personnalité, c’est la suprême réalisation des caractéristiques
innées de l’être vivant particulier. La personnalité, c’est l’action du plus
grand courage de vivre, de l’affirmation absolue de l’existant individuel et de
l’adaptation la plus parfaite au donné universel avec la plus grande liberté
possible de décision personnelle. Elever quelqu’un en vue de cela me semble
n’être pas une petite affaire. C’est sans doute la tâche la plus haute que se
soit donnée le monde moderne de l’esprit. »
Carl Gustav JUNG
Carl Gustav Jung et l’éducation : quelques références bibliographiques
|
|