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  Le Blog de Hans. Chroniques pédagogiques et littéraires

 

 


 

Le « problème »  de l'Amour : Pedro Almódovar, C.G. Jung et Rainer Maria Rilke

Nous vivons à une époque de profonds chamboulements dans nos modes de représentation et d'expérimentation du monde, dans nos échanges avec autrui et dans notre façon d'aimer.

Les anciennes lignes de force idéologique, éthique et archétypique se déplacent. Nos traditionnels points de repère disparaissent. Nous sommes dans une période de transition, avec toutes les incertitudes dont cela s'accompagne. La sociologie et l'anthropologie traditionnelles ne suffisent pas pour percer à jour ces mutations et nous aider à comprendre les enjeux archétypiques actuels. Il nous faut désormais recourir à une sociologie des profondeurs et à une anthropologie archétypale, sur les pas de Gilbert Durand et de Michel Maffesoli, penseurs qui utilisent les outils que leur offre la pensée jungienne pour éclairer ce que le second appelle la Postmodernité1.

Il nous faut désormais mettre sur pied une nouvelle théorie anthropologique se nourrissant des apports des sciences humaines, de la psychanalyse et de l'anthropologie psychanalytique. Il nous faut accompagner l'émergence d'un nouveau modèle anthropologique, modèle qui, à notre insu, conditionne déjà notre existence dans tous ses aspects. Marie-Louise Von Franz, disciple de C.G. Jung, appelait de ses vœux cette nouvelle anthropologie, lorsqu'elle écrivait : « la découverte des archétypes est de plus en plus en voie de fonder une nouvelle anthropologie »2.

Dans le domaine psychologique, la mise en évidence du féminin intérieur dans l'homme, ce que Jung appelle l'Anima, et celle du masculin intérieur chez la femme, autrement appelé Animus3, permet d'affiner l'analyse du monde intérieur et de parvenir à une définition plus précise et subtile, de ce qu'est une femme et de ce qu'est un homme, elle permet une description de la dynamique unissant ces deux instances.

Les chamboulements que nous sommes en train de vivre affectent et bouleversent parfois les relations hommes-femmes, ainsi que la vie des couples4, comme ils affectent les relations adultes-jeunes, avec les répercussions que cette détérioration entraîne dans le domaine de l'éducation, à l'École, comme dans la famille5. La paternité, elle aussi, traverse une crise profonde et il n'est pas facile, dans ce contexte, d'assumer sa paternité de façon satisfaisante, et pour soi et pour ses enfants. Du côté maternel, les choses ne semblent pas aller de soi, elles non plus. Certains analystes de la société actuelle comme Élisabeth Badinter interroge de façon critique l'instinct maternel.

Rien ne semble plus désormais acquis de manière définitive et stable.

Nous pouvons aussi mesurer, avec le recul que permet le temps, les effets à la fois positifs et négatifs, du féminisme, en Europe et aux États-Unis, avec notamment l'apparition de la masculinisation spirituelle de la femme occidentale, que pointaient déjà Jung6 et Rilke.

La solitude est désormais un phénomène fréquent, tant chez les hommes que chez les femmes, comme s'ils n'étaient pas parvenu à construire des relations satisfaisantes, à la fois pour l'un et pour l'autre. Les divorces, les familles monoparentales ou recomposées sont des phénomènes sociologiques qui attestent, à leur manière, d'une grande instabilité de nos institutions, la famille, le mariage, ainsi qu'une grande misère affective et sexuelle, malgré la libéralisation des mœurs qui devait apporter à tous le bonheur.

L'identité sexuelle, elle aussi, semble problématique et incertaine. Le titre du livre d'Élisabeth Badinter, L'un est l'autre7 semble pointer une certaine indifférenciation, laquelle est signalée comme un simple fait par certains et souhaitée par d'autres. Pensons aussi à la mode unisex. Les films de Pedro Almodóvar, Tout sur ma mère, notamment, reflètent, eux aussi, de manière à la fois profonde et drôle, l'état de notre civilisation et nous parlent d'un Amour autre, enfin libéré du poids de la morale puritaine et de la religion institutionnalisée.

* * *

L'Amour, ou plutôt le problème de l'amour, selon les propres termes de Jung, « constitue une des grandes souffrances de l'humanité et personne ne doit avoir honte de lui payer un tribut »8.

La question de l'Amour n'a sans doute jamais été simple ou anodine, il suffit de se reporter aux nombreux mythes qu'il a nourri dans notre culture occidentale, dont celui de Tristan et Yseult, mais les choses semblent se poser de façon nouvelle.

Le fait que l'Amour s'accompagne souvent de souffrance et qu'il faille lui payer un tribut, nous empêche de le traiter avec frivolité, en nous contentant de mettre en avant la réaffirmation narcissique de nous-mêmes ou la réalisation forcenée de tous nos désirs.

Voici ce qu'écrivait Rainer Maria Rilke9, en 1904, à propos de l'Amour et de l'évolution des rapports hommes-femmes, tels qu'il se les représentait et tels qu'il les rêvait : « Or il est clair que nous devons nous en tenir à ce qui est difficile. (…) Aimer est aussi une bonne chose, car l'amour est difficile. Que deux êtres humains s'aiment, c'est sans doute la chose la plus difficile qui nous incombe, c'est une limite, c'est le critère et l'épreuve ultimes, la tâche en vue de laquelle toutes les autres ne sont que préparation. (…) Mais le temps de l'apprentissage est toujours une longue période, une durée à part, c'est ainsi qu'aimer est, pour longtemps et loin dans la vie, solitude, isolement accru et approfondi pour celui qui aime. Aimer, tout d'abord, n'est rien qui puisse s'identifier au fait de se fondre, de se donner, de s'unir à une autre personne (que serait, en effet, une union entre deux êtres indéfinis, inachevés, encore chaotiques ?) ; c'est pour l'individu, une extraordinaire occasion de mûrir, de se transformer au sein de soi, de devenir un monde, un monde en soi pour quelqu'un d'autre ; c'est, pour lui, une grande et immodeste ambition, quelque chose qui le distingue et l'appelle vers le large. (…) Les exigences imposées à notre développement par le difficile travail de l'amour dépassent les bornes de la vie, et, débutants, nous ne sommes pas à leur hauteur. Si toutefois nous tenons bon, et si nous assumons cet amour comme une charge et un apprentissage, au lieu de nous perdre dans tout ce qui est jeu frivole et facile – derrière lequel les hommes se dissimulent la gravité la plus profonde de leur existence –, ceux qui viendront longtemps après nous, ressentiront peut-être un soulagement et quelque menu progrès – ce serait beaucoup ».

Puis, le poète se prenait à rêver et à prophétiser ce que l'Amour allait, selon lui, devenir : « Ce progrès va modifier l'expérience de l'amour qui actuellement est pleine d'erreur (tout d'abord en s'opposant fortement à la volonté des hommes qui seront dépassés), la transformera fondamentalement, la convertira en une relation pensée comme un rapport d'être humain à être humain, et non plus d'homme à femme10. Et cet amour plus humain (qui procédera avec infiniment plus d'égards et de douceur, bon et simple dans ce qu'il nouera ou défera) ressemblera à celui que nous préparons péniblement, non sans lutte, à cet amour qui consiste en ce que deux solitudes se protègent, se bornent et se rendent hommage ».

 

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1 Michel Maffesoli, Le rythme de la Vie. Varation sur les sensibilités postmodernes. La Table Ronde, Paris, 2004. Et La passion de l'ordinaire. Miettes sociologiques. CNRS éditions, Paris, 2011.

2 Marie-Louise Von Franz, C.G. Jung. Son mythe en notre temps, Éditions Buchet / Chastel, Paris, 1975.

3 Emma Jung et James Hillman, Anima et Animus. L'esprit jungien, Seghers.

4 Marie-Laure Colonna, L'aventure du couple aujourd'hui. Dervy. Voir le numéro 84 de la revue Approches, Être femme, être homme.

5 Jean-Daniel Rohart, Plaidoyer pour une pédagogie postmoderne. Contribution à un contre-modèle éducatif. Avec une préface de Michel Maffesoli (à paraître).

6 C.G. Jung, Problèmes de l'âme moderne. Buchet/Chastel.

7 Elisabeth Badinter, L'Un est l'autre. Des relations entre hommes et femmes. Odile Jacob Poche. Points.

8 C.G. Jung, L'Âme et la vie. Éditions Buchet/Chastel, p.139. Une partie de ce livre qui est constitué de textes réunis et présentés par Jolande Jacobi, s'intitule L'homme et la femme, pp.135-166.

9 Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète. Traduction et présentation de Marc B. de Launay. Édition bilingue Poésie / Gallimard, p.87.

10 Voir les films de Pedro Almodóvar, Parle avec elle et Volver.

 


 

 Trois nouveaux Contes de la Folie Verte

 
La vie brève
Jeremias
La Maison Close

  La vie brève


La voisine bâilla alors et traîna un fauteuil. Il pleuvait sur la campagne. Hans reprit la lecture de La vie brève, un court instant interrompue par ce bruit d’un fauteuil voltaire traîné sur un parquet flottant. Elle rit. La femme rit, ce qu’elle ne faisait pas dans le roman onélien que Hans était en train de relire. La ressemblance entre le roman qu'il était en train de lire et sa vie qui continuait, s’arrêtait donc là. Elle rit, à gorge déployée, oui, puis son grand rire soudain décrut.

Une voix mâle et haut perchée se fit entendre derrière la cloison, une voix que ce rire avait sans doute mis hors d’elle et qui y avait donc brutalement mis fin, profitant de sa supériorité physique toute musculaire pour imposer ses désirs de silence feutré à la femme qu’il aimait encore et qui riait de se voir si belle et tant aimée. Le rire un instant perçu, s’éteignit, en effet, comme les braises qui s'éteignaient aussi les unes après les autres. Après avoir seulement décru, pour tenter sans doute de calmer la colère de cet homme qui ne semblait pas avoir envie de rire ou d’ouïr le rire d’autrui, le rire, c’est vrai, s’était brutalement tu et Hans reprit sa lecture têtue, à peu près à l’endroit où il l’avait abandonnée lorsque ce rire que l’homme paraissait trouver intempestif, était venu le tirer de sa rêverie et de sa lecture.

Pourquoi tant de cloisons, tant de portes, tant de vitres ? Cette question taraudait Hans.

Chez Juan-Carlos Onetti, beaucoup de choses se passent derrière des vitres, derrière des portes, derrière des cloisons, remarqua-t-il alors, posant La vie brève sur le manteau chaud de la cheminée. S’il ne semble pas croire en l’Au-delà, le mystère de l’au-delà est pourtant déjà là poétiquement présent, convoqué par le charme des mots. Le romancier est nostalgique d’un Monde à venir qui ne viendra peut-être jamais, mais est, curieusement, déjà là d’une secrète présence plus pleine que le monde. La lumière est accompagnée de son indispensable ombre énigmatique, laquelle est habitée d’autant d’indicibles présences que l’est la lumière elle-même. La nostalgie onétienne, envoûtante et pénétrante, nous rend présent l’au-delà. Le réel n’est pas chosifié, il est ridiculisé, au profit d’une mystérieuse réalité plus poétique que lui et plus digne d’être vécue que ne l’est le réel. Il est déchiffré à l’aide des clefs dont le romancier est un des rares possesseurs. Onetti est bouddhiste, ou tout simplement poète, il fait exister, par son Art, sous nos yeux émerveillés et reconnaissants, la Poésie, le Réel. Onetti est un mystique, se dit Hans en sirotant son déca et en regardant les flammes danser devant ses yeux, comme une odalisque nue et mue par le seul désir de lui plaire.

 


 

  Jeremías

Il faut dire que, lorsqu’il était petit, Jeremías n’était pas facile. Lorsque, pour l’endormir, nous lui lisions, María ou moi, des contes de fée, il manifestait déjà bruyamment son esprit de rébellion et faisait preuve d’un sens critique que je n’avais pourtant rien fait pour développer plus que de raison. Pour tenter de le convaincre, autrement que de manière autoritaire, de la nécessité où il se trouvait de m’écouter lui conter Blanche-Neige et les sept nains, d’y prendre un plaisir légitime, d’y éprouver de la peur ou un peu d’intérêt même feint et poli, il me fallut lui lire, et commenter doctement avec lui La psychanalyse des contes de fée. Le seul livre qu’il supportait que nous lui lisions, et encore, c’était La philosophie dans le boudoir. Il partait alors d’un grand rire dont je ne suis pas sûr, même aujourd’hui, de comprendre le sens véritable. Il aima aussi le poème d’Agrippa d’Aubigné qui dit :

 

Comme un nageur venant du profond de son plonge,

Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.

 

À peine en avais-je achevé la lecture qu’il criait en trépignant et en battant frénétiquement des mains : Encore ! Encore !, comme certains enfants moins précoces réclament Les trois petits cochons sans cesse et en boucle. Il prit aussi du plaisir, c’est vrai, je m’en souviens, le soir où je lui lis, contre l’avis de sa mère, d’ailleurs, Madame Edwarda et l’un des chants de Maldoror. Pour qu’il consentît à prendre librement son envol cultivé et à lire lui-même sans l’aide de personne, il fallut lui acheter De l’inconvénient d’être né et Précis de décomposition qu’il lut d’une traite et en silence. Pendant plusieurs jours, il ne sortit pas de sa chambre. Non, Jeremías n’était pas facile. Il parlait sans cesse du Droit des enfants et chantait, pour nous embêter, sa mère et moi, une chanson insane et pleine de révolte vaine, qui disait, je m’en souviens encore, Je n’ai pas demandé à vivre ici.

Comment le convaincre, me demandai-je souvent à l’époque, que la vie vaut la peine d’être vécue ? Lorsqu’il était encore dans le ventre obscur de sa mère, j’avais pourtant écrit à son intention une chanson que nous lui chantions à tour de rôle, comme des propagandistes têtus, car les psychologues prétendaient en ce temps là qu’une communication secrète, profonde et décisive s’établissait entre le petit d’homme et les coupables de sa naissance. María, maternelle, lui chantait, avec un petit accent vénézuélien charmant : Un petit coin de parapluie / contre un coin de paradis / je ne perdais pas au change, pardi.

Nous culpabilisions tant certains soirs de pluies torrentielles de lui avoir donné ou plutôt imposé la vie, que nous n’osions rien lui refuser. C’est ainsi que je l’emmenai, contre l’avis puritain de María, rue Saint Denis, à sa demande insistante et le laissai seul avec son étonnement, son dégoût et un billet de 50 euros plié en quatre.

Il se mit précocement, sans doute pour nous contrarier, à tourner en dérision la Morale des Droits de l’Homme et la pédagogie citoyenne. Nous faillîmes même, à cause de lui, avoir des ennuis sérieux avec des voisins de palier qui allèrent nous dénoncer à la Police politique, arguant du fait qu’il était totalement impossible qu’un enfant si jeune eût pu développer seul une pensée si cohérente et corrosive.

- Un peu de ketman, Jeremías, dus-je lui dire, en le fixant droit dans les yeux d’un air sévère. Il me fallut après cette semonce, faire la preuve irréfutable de notre bonne foi et m’excuser publiquement. Nous avions failli nous voir enlever la garde de Jeremías, ce qui nous eût certes laissé davantage de temps pour lire, rêver et vagabonder, mais dont, vraisemblablement, nous ne nous fussions pas remis psychologiquement et moralement. Car nous aimions Jeremías de manière incorrigible. Je me rendis même compte vers cette époque que Jeremías était, avec María, le seul être que j’aurais pu défendre, même au péril de ma vie, avec Carlota, peut-être ? avec Hayet, Samira, Horia, Nalguitas, Nadja, Angela, Claire, Laura, Pickwick, Diogène, Cerbère, Artémis et même Hécate ?

Pour tenter une nouvelle fois de le convaincre, face à un pessimisme qui s’installa dans sa dix-huitième année, que la vie valait la peine d’être vécue avant de mourir, j’eus l’idée de lui acheter les œuvres complètes de Henry Miller. Il les lut sans renâcler en anglais et pendant un certain temps, il rentra tard dans la nuit, autant dire le matin du jour suivant, apparemment content, en se cramponnant à la rampe, en ramenant des amies qui semblaient lui en être reconnaissantes.

Le moment de plus grande complicité entre nous fut sans nul doute celui où nous fîmes ensemble du roller. Il avait quatorze ans, peut-être ? Et je fis tout alors pour qu’il ait et conserve de moi une image positive. J’allai même jusqu’à me faire faire un tatouage qui représentait Jung fumant la pipe et en train de rédiger la deuxième partie de Mysterium conjunctionis. Même ses copains n’en revenaient pas. C’est vers cette époque d’ailleurs qu’il commença à se faire sans trop de violence à l’idée que nous pûmes, María et moi, être ses géniteurs, qu’il me jugea digne de vivre à plein temps sous le même toit que sa mère et lui et qu’il insista pour que María et moi nous nous mariâmes sous son regard complice et approbateur. Nous ne reculions devant aucun sacrifice pour tenter de lui faire plaisir et nous gagner ses bonnes grâces et son amour. Nous nous mariâmes, donc. Il y eut aussi les fois, deux ou trois, pas plus, malheureusement, où nous allâmes ensemble, accompagnés de Pickwick, ramasser des escargots, après la pluie, le jour endeuillé de la mort de Pickwick, justement, et les longues soirées d’hiver où nous écoutions, assis tous les quatre, avec María et Pickwick, La Messe de la Création, sans oublier, naturellement, Les Fêtes de la Sardine durant lesquelles Jeremías avait le droit de se tenir mal à table et même de dire des gros mots.

Parfois, Hans pensait aussi à sa mère sans amertume. Il se disait alors à lui-même ce que d’autres lui avaient déjà dit : Une mère, on n’en n’a qu’une.  Heureusement ! s’empressait-il d’ajouter intérieurement, et sans transition matrilinéaire aucune, il se demandait : Quel père ai-je été ?  C’est sa conscience qui le lui demandait, elle qui avait le sens de l’à-propos très développé. Quel père as-tu été ? lui répétait-elle, avec une insistance moralisatrice et déplacée. Parfois, il rêvait de faire encore du roller avec son fils, malgré son âge un peu avancé. Aujourd’hui, il était triste, perclus de rhumatismes et, pour comble de malheur, la Fnac était fermée. Impossible d’acheter du rêve ou de rencontrer une nouvelle femme éprise de culture et prête à se donner à un homme vraiment cultivé, il rentra chez lui. Il avait un peu abusé sur les canettes :

- Moi, hurla-t-il, je suis contre le suicide.

Dehors, un oiseau chantait. Ils l’écoutèrent un instant. Il finit de la déshabiller et lui fit l’amour pour de vrai. Elle semblait contente. Lui, aussi, d’ailleurs.

- Prends ta pilule du deuxième jour, lui dit Hans, rieur, lorsqu’ils eurent vraiment fini.

Comme elle faisait alterner les signes de son acquiescement et ceux de son refus, criant oui, oui, puis non, non, Hans avait dû lui dire sèchement que ton non soit un non et que ton oui soit un oui. Il faut parfois savoir être ferme avec les femmes.

Hans a bien des défauts. On peut lui faire plus d’un reproche justifié, mais, en tout cas, il n’est pas raciste. Il ne refuse jamais les avances d’une négresse ou d’une fille des îles et, lorsqu’il est à la bourre, il ne voit aucun inconvénient à recourir au service d’un nègre pour terminer un roman que les circonstances adverses ou la paresse l’ont empêché de mener à terme. En plus, il est patriote, un patriote au grand cœur qui ne se contente pas d’aimer comme une mère, doublée d’un père, ses trois patries : l’Allemagne, la France et le Vénézuéla. Son patriotisme est planétaire et n’exclut ni les arbres, ni les pauvres, ni les espèces animales qui ne sont pas encore menacées de disparition. Il donne l’aumône aux pauvres, surtout à ceux qui parlent français, allemand ou espagnol, afin d’échanger autre chose que des regards compatissants, polis et reconnaissants. Il exclut cependant de sa générosité le pauvre parlant anglais avec un fort accent d’Amérique du Nord.

Dans la ville des Sacres, Hans avait été heureux. Il aimait s’asseoir le soir sur un banc propre et regarder longtemps la mer au loin, espérant revoir Dieu comme à Mers. Un jour, il eut la chance de vivre pour la modique somme de trois euros la journée infinie. Au début, il se prit pour Dieu, il était content, il remerciait sans cesse le ciel de lui avoir permis de faire cette expérience qu’il croyait mystique, puis il finit par trouver le temps long et s’ennuya. Un peu, au début, puis de plus en plus. Le délai d’attente était long pour retrouver un temps plus imprévisible et contingent. Il fallait prendre son mal en patience et tenter de vivre l’éternité au jour le jour, sans se poser trop de questions vaines et sans se projeter névrotiquement dans un avenir meilleur.

 


 

 La Maison Close


De retour rue Quincampoix, nostalgique de la pureté de l'air romain, et déçu d'avoir été trahi par María, Hans se mit à flotter de nouveau. Il reprit alors ses pèlerinages curatifs et thérapeutiques rue St Denis et se remit à fréquenter avec assiduité La Maison Close. Dans une corbeille à papiers désormais vains et inutiles, près d'une cheminée urbaine en marbre que l'on n'allumait plus, ou rarement, se trouvaient des boîtes usagées de lentilles vertes one day faites pour se rincer l'oeil au moment du lent strip-tease préliminaire qui ouvre l'appétit des sens, un instant assoupis. Dans le salon d'attente de cette Maison Close ouverte pour la circonstance, il y avait une petite table basse en osier, avec des numéros luisants de Lui et de Elle, une série de Play Boys et des numéros anciens de Fais-moi tout, interdits par la loi, quelques vieux numéros de L'Huma, ainsi qu'une play station pour les jeunes qui venaient jeter leur gourme ici et trouvaient le temps d'attente long, ce temps qui les séparait presque éternellement de la rencontre avec le plaisir des sens et avec le spectacle de la nudité rêvée qu'ils espéraient rencontrer grâce aux bons offices de ces vestales vénales, généreuses de leur corps et compatissantes. Il y avait sept fauteuils en osier disposés sensuellement autour de la table d'osier, donc, elle aussi. Trois clients à l'âge incertain attendaient leur tour, comme chez le dentiste, lisant des revues pornos, culturelles et politiques pour tromper l'ennui et le temps, mais aussi pour accélérer la montée de la sève ludique et érotique. Ils n'osaient pas se regarder l'un l'autre, de peur d'être pris mutuellement en faute, et les cris qui sortaient de derrière la porte pourtant capitonnée leur fit un moment peur. Le client souffrait-il ou était-il si content de sa passe payante qu'il lui fallait exsuder une partie du plaisir reçu et donné pour ne par mourir étouffé ?

Hans perçut une voix à son adresse qui provenait des lèvres épaisses et charnues d'une femme que l'on ne pouvait pas voir vraiment, car elle était en partie cachée dans l'embrasure de la porte capitonnée entrouverte. Il se leva timidement, comme s'il venait au Bordel pour la première fois, et qu'il n'avait que dix-sept ans. Une main manucurée outrageusement, mais belle et bien dessinée, qui devait appartenir à la voix féminine et sensuelle qui avait lancée engageante : Hans, apparut, dépassant légèrement de l'embrasure de la porte ouvrant sur l'antre mystérieux, vénal, mais désirable. Hans disparut comme happé par l'appel du plaisir défendu longtemps différé. On entendit un pantalon descendre prestement, et sans transition ou presque, des cris à la fois masculins et féminins. Puis, plus rien. Hans était-il mort en un dernier râle sur le ventre aimé de la vestale vénale ? Puis des bruits de frou frou, une jupe plissée et courte longeant sans doute les murs de l'antre, des stores baissés avec l'aide d'une manivelle vraisemblablement mal graissée. Que se passait-il ? Hans était-il mort de plaisir ou de rire ? car, avant, c'est vrai, on avait entendu d'énormes éclats de rire, puis des rires semblables à ceux que provoque le caressement de pieds chatouilleux, incapables de se retenir et de rester maîtres d'eux-mêmes et calmes. Lorsqu'il se retrouva en bas dans la rue, au pied de l'immeuble vénal, après être monté, il lut sur la façade léprosée, une plaque sommaire et bon marché, qui disait : VÉNUS. 70 Euros. Sur rendez-vous. Rapports protégés. septième étage, porte gauche en sortant de l'ascenseur.

Lui, avait toujours rêvé, depuis cet âge lointain où ce genre de rêves s'incrustent en nous, d'avoir en bas de chez lui, une plaque en marbre noir et chic gravée en lettres d'or :

 

Hans. Thérapie Centrée sur la Personne. Sur rendez-vous uniquement. Mal de vivre, dépressions en tout genre, Spleen baudelairien, Mal du pays et Nostalgie de l'au-delà.

Se déplace en cas d'urgence.

Non conventionné. Honoraire et esprit libres.

Spécialités : tendances suicidaires et dévalorisation de soi-même, avec ou sans la complicité des autres. Lecture de contes lointains, latino-américains et archétypiques. Formation à l'écoute de lieder schubertiens. Analyse stylistique et existentielle des œuvres de Juan-Carlos Onetti.

Résultats et plaisir garantis.

 

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Jean-Daniel ROHART

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