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Introduction
Il
faut, je crois, partir de l'idée que la lecture de Jung n'est
pas de tout repos.
Elle
n'est pas de tout repos, car elle bouleverse nos habitudes de pensée,
elle nécessite un véritable décentrage, elle modifie notre rapport
à nous-mêmes, aux autres, à la culture, au monde, au fait et au
vécu religieux. Pour le lire avec profit, il faut accepter de
s'ouvrir sur d'autres horizons culturels, sur d'autres formes de
réponse aux questions diverses que nous pose la vie : le bouddhisme,
l'ésotérisme chrétien, l'Alchimie, la gnose, l'hermétisme, sans
oublier la science.
Entrer
dans cette œuvre foisonnante constitue une
véritable aventure
et requiert du temps.
Ceci
ne veut pas dire pour autant qu'il faudrait abandonner tout esprit de
rigueur, au moment d'entreprendre cette lecture, ceci ne veut pas
dire qu'il faudrait se priver des ressources intellectuelles et
livresques qui sont à notre disposition. Adopter une telle attitude
serait donner raison à ceux qui estiment que la pensée de Jung est
fumeuse, irrationnelle et mystique,
dans un sens hautement péjoratif. Aussi ai-je demandé à mon ami
René Daval, de venir nous aider sur le plan intellectuel et celui de
l'approche universitaire, en nous présentant les
notions fondamentales de la psychanalyse jungienne
et je le remercie de tout cœur d'avoir répondu à mon invitation.
*
* *
Jung
commence son autobiographie par ces mots : « Ma vie est
l'histoire d'un inconscient qui a accompli sa réalisation (…) Pour
décrire chez moi ce dernier tel qu'il a été, je ne puis me servir
du langage scientifique ».
Est-ce à dire que son « outillage conceptuel (serait)
approximatif et surtout redondant », comme le prétend Roger
Dadoun,
lequel emploie aussi pour définir le système de pensée de Jung,
les termes de confusionnisme et parle de « frivolité
intellectuelle ? ».
Le
propos de Jung n'est pas seulement intellectuel. Ce qu'il cherche à
faire émerger, c'est le
mythe de sa vie
; son œuvre (ses livres) et sa vie ne font qu'un. Ils constituent un
véritable Opus,
une réalisation au sens alchimique du terme. Vouloir pénétrer le
sens de cette œuvre, cet opus, constitue une
véritable aventure,
ainsi que le souligne avec raison, Ysé Tardan-Masquelier qui écrit
: « Parcourir son œuvre est une
épreuve qui demande une longue patience,
car elle est immense, foisonnante, et les lignes de force qui la
traversent, bien que présentes dès ses premiers écrits, ne
prennent que lentement leur place définitive ».
Le lecteur est conduit, s'il est animé du désir de comprendre
empathiquement l'homme derrière ses livres et ses recherches, à
suivre les méandres d'une quête, faite d'incertitudes, de moments
forts, de ruptures successives, de solitude, d'angoisses, de
confusions et de sentiments chaotiques, d'accablement parfois.
Ysé Tardan-Masquelier continue : « Le lecteur (…) découvre
une pensée vivante, toujours en train de s'élaborer et qui présente
d'emblée un
aspect de processus.
« Inconscient », « Symbole », « Archétype »,
« Individuation » sont des termes dont le sens évolue,
mais pourvu qu'on fournisse l'effort honnête de la suivre, cette
évolution est parfaitement cohérente ».
La
première grande rupture dans ce parcours personnel, ce fut la
rupture d'avec Freud qui déstabilisa Jung et le fit frôler la
psychose. Deux livres écrits à la suite l'un de l'autre, attestent
la difficulté et la confusion vécues alors, Métamorphoses
et symboles de la libido
et Métamorphoses
de l'âme et ses symboles.
Le deuxième marquant, par rapport au premier, dont il est une sorte
de refonte effectuée postérieurement, le désir de mettre de
l'ordre dans une expérience confuse et difficile où l'on sent un
homme confronté à une crise grave et en proie à l'inconscient (ce
livre se penche aussi sur le cas d'une patiente psychotique dont
l'expérience constitue, au moins en partie, la matière). Une autre
grande rupture fut constituée par la découverte de l'Alchimie,
expérience décisive pour Jung, qui nous dit y avoir trouvé « les
bases historiques (qu'il avait) cherchées en vain jusque là ».
Les
lectures fort nombreuses effectuées par Jung, venaient nourrir une
recherche personnelle incessante, lui offrant des éléments de
réponse à des questions brûlantes et capitales pour lui. Elles
s'inscrivaient dans un parcours ininterrompu, dont elles
constituaient un des moments et une des étapes, aux côtés de ses
rencontres avec ses patients qui lui apportaient, eux aussi, tout un
matériel propre à nourrir sa réflexion. Dans ce contexte, le terme
de frivolité
employé par Roger Dadoun pour définir la démarche intellectuelle
de Jung paraît assez peu adapté.
Rentrer
dans l'œuvre de Jung est une
véritable aventure intellectuelle,
mais pas seulement intellectuelle. Plusieurs entrées dans l'œuvre
de Jung sont possibles, lesquelles ne s'excluent pas les unes les
autres. Ce peut être un travail analytique mené sous l'égide d'un
thérapeute jungien, travail qui réveille le processus
d'individuation,
processus naturel, nous dit Jung, et qui ne prend fin qu'avec notre
mort. Ce peut être une entrée livresque, centrée sur l'aspect
autobiographique, l'homme Jung ainsi que son expérience,
apparaissant, sinon comme un modèle, du moins comme une source
possible d'inspiration pour une quête personnelle. Cette dernière
approche peut se nourrir avec profit de la lecture de « Ma
vie »,
autobiographie écrite par Jung dans sa quatre-vingt quatrième
année, ainsi que de sa nombreuse correspondance, laquelle
s'échelonne tout au long de sa vie et comprend cinq tomes vivants et
éclairants
et
dont la lecture est d'un accès facile. Elle peut se nourrir aussi de
la lecture d'un livre passionnant qui vient de paraître, sous la
plume de Deirdre Bair, sous le titre Jung,
ainsi que celle de Jung
et l'expérience intérieure
et de Le
vocabulaire de Carl Gustav Jung.
Elle peut aussi s'appuyer sur la lecture des ouvrages d'Élie G.
Humbert
lequel pose de façon claire les notions fondamentales de la
psychanalyse jungienne et à propos duquel Yvette Reynaud-Kherlakian
a pu écrire : « Cette présentation de Jung a l'immense mérite
d'inscrire sa démarche dans un
contexte existentiel
qui leste les concepts de toute la densité du vécu ».
James
Hillman revient quant à lui sur les notions jungiennes comme
l'Anima, par exemple, dans une perspective plus large, celle de la
psychologie
archétypale.
L'œuvre
théorique de Jung peut poser des problèmes de compréhension,
surtout à un esprit exagérément "cartésien"
et victime d'une approche exclusivement et étroitement
universitaire. C'est qu'il cherche à rendre compte d'une expérience
vécue,
avec des mots, et les mots, on le sait, sont parfois impuissants à
traduire l'expérience au plus près, d'où la nécessité de
recourir au langage poétique, sur les pas, par exemple, de Rimbaud,
René Char, Octavio Paz ou Charles Baudelaire, ainsi qu'aux mythes et
aux symboles.
Tout son travail d'écriture a consisté à canaliser, à mettre en
ordre et en forme, une forme relativement acceptable pour son
lecteur, un flot provenant des tréfonds de l'inconscient et qui,
sinon, faute d'être exprimé, risquait de le submerger. Tout ce
travail a donc un enjeu fort, il obéit à une nécessité intérieure
pressante. C'est un travail qui ne peut trouver à s'exprimer que de
façon personnelle et originale et adaptée à son objet et ne peut
être jugée en fonction de simples critères universitaires ou
intellectuels. C'est un travail qui s'accompagne d'un style
qui peut dérouter, mais que nous pouvons d'autant mieux accepter que
nous sommes intéressés par le contenu (le message ?) qu'il
véhicule. Message qui peut aussi, c'est vrai, susciter résistance
et rejet plus ou moins viscéral, car, comme l'écrivait Jung :
« L'on n'aboutit à rien si l'on ne s'entretient pas de ce qui
est connu de tous. Est naïf celui qui ne comprend pas quelle injure
il inflige à ses semblables en leur parlant de ce qu'ils ignorent ».
Et il ajoutait : « On pardonne une telle outrecuidance
uniquement à l'écrivain, au journaliste, au poète ».
L'œuvre
de Jung est une œuvre qui épouse de près les divers moments d'une
quête forcément incertaine et parfois chaotique. Car Jung, on le
sait désormais, faisait œuvre de pionnier dans le domaine de la
psychologie des profondeurs et la vie, si l'on cherche à lui donner
un sens, est elle-même incertaine et chaotique, même si Jung n'a
jamais perdu, nous dit-il « le sentiment de pérennité de la
vie sous l'éternel changement ».
Les
théories, les concepts sont, selon lui, nécessaires, mais ils sont
forcément approximatifs et provisoires et, quand ils se transforment
en dogmes, c'est, le plus souvent, pour étouffer un sentiment de
doute ou d'angoisse. Christian Gaillard parle merveillement bien des
concepts dont il écrit qu'« ils sont curieusement vivants,
animés, dramatisés et même figuratifs ».
Avec
le recul que permet le temps, et une bonne connaissance de son œuvre,
on peut dégager les
contours d'une anthropologie jungienne, avec
ses prolongements dans le domaine éthique et éducatif,
on peut définir des notions, préciser avec une grande rigueur ce
que Jung appelait le processus
d'individuation, l'archétype,
l'Anima, l'animus, la Persona, la synchronicité, la quaternité, la
fonction transcendante,
etc.
Certaines
de ces notions parlaient déjà à d'illustres contemporains de Jung,
Mircea Eliade, Henry Corbin, Karl Kerényi, l'orientaliste Richard
Wilhem, etc., à des anthropologues, des historiens des religions,
des scientifiques et l'on peut lire avec profit la correspondance
qu'il entretint avec Pauli, grand physicien de son temps.
Certaines de ces notions parlent toujours à nos contemporains et
trouvent un écho chez des historiens des religions comme Ysé
Tardan-Masquelier, et des scientifiques comme Michel Cassé et
Besarab Nicolescu. Je pense aussi à des hommes comme Gilbert Durand,
initiateur de La
sociologie des profondeurs,
dont Michel Maffesoli est un des continuateurs aujourd'hui, lui qui
n'hésite pas à convoquer la pensée jungienne à sa manière
(notamment la notion d'archétype) pour décrypter l'actuelle société
travaillée en profondeur par les « valeurs » de la
Postmodernité.
La
pensée jungienne ouvre sans cesse de nouvelles perspectives et,
contrairement à ce que prétend Roger Dadoun, elle n'introduit pas
plus de complication et d'obscurité dans les figures psychiques
qu'elle cherche à cerner.
Mais il faut tout un travail d'approche, un travail lent et patient,
s'accompagnant d'une expérience personnelle que rien ne peut
remplacer. Pour effectuer ce travail, l'on peut avoir besoin d'un
guide, d'une personne qui a un long commerce avec l'œuvre, la
personnalité et la quête de Jung ou avec ce que l'on pourrait
appeler une attitude
jungienne face à la vie et
aux problèmes qu'elle pose à tout un chacun et je suis
reconnaissant à René Daval d'avoir accepté de nous présenter les
notions fondamentales de la psychanalyse jungienne,
dont il est un fin connaisseur et de nous guider dans l'œuvre de
Jung qui peut paraître confuse au départ, tant elle est riche et
diverse.
Une
fois cet éclaircissement théorique et conceptuel effectué, il nous
restera à mettre cette pensée à l'épreuve de la vie et à tenter
de la vivre à notre tour, si nous nous sentons appelé à cela, si
telle est notre vocation.
Contact
Jean-Daniel ROHART
51100 Reims
jeandanielrohart@hotmail.com |