« En
l’absence de preuves incontestables du contraire, on devrait se montrer très
prudent avant de s’essayer à contrôler la vie,
le caractère et la façon de
penser de quelqu’un d’autre ».
Noam Chomsky.
Inspection ou évaluation ? Vers une société plus
fraternelle ?
« Je ne me
laisse pas guider par les jugements des autres. Je les écoute, je les prends en
compte pour ce qu’ils sont, mais je ne
me laisse jamais guider par eux. Cela n’a pas été facile ».
Carl
R. Rogers.
Il faut,
avant de donner quelques pistes de réflexion, définir rapidement le contexte
actuel qui se caractérise par le déclin des Institutions, École
compris : « De façon générale, nous sommes passés des identités
traditionnelles, données, construites dans le temps de la formation et dans le
programme institutionnel, à des identités acquises, plus fluides, construites
tout au long de la vie et dans une multiplicité de rôles, de ruptures et
d’expérience », lisons-nous sous la plume de François Dubet[1]. Dans ce
nouveau contexte, caractérisé donc par le déclin de l’institution, l’inspecteur
pédagogique venant « inspecter » un professeur ne devrait pas venir
s’assurer qu’il respecte à la lettre des normes institutionnelles devenues peu
sûres d’elles-mêmes[2]
(n’ayant plus de véritable valeur prescriptive) pour ne pas dire inexistantes
ou contradictoires, mais pour l’accompagner dans son projet de construction
d’une identité professionnelle toujours en devenir et en quête d’elle-même,
comme sont en quête d’elles-mêmes ses méthodes pédagogiques et sa didactique,
en un incessant effort d’adaptation pour tenter de répondre aux besoins
multiformes, changeants et parfois contradictoires des élèves actuels.
L’inspection
traditionnelle (celle qui apparemment perdure, surtout dans le secondaire[3]) devrait
céder la place à une évaluation[4], être un
échange entre acteurs du système éducatif, un échange respectueux des personnes
et de leur spécificité à l’intérieur de l’« institution », un échange
entre professionnels et entre adultes responsables, chacun possédant son propre
regard, ses propres exigences, ses propres compétences, son propre vécu, et son
propre « rôle » en fonction d’un positionnement différent au sein de
l’École.
Le rapport
traditionnel, vertical et autoritaire, ne se justifie plus. Il n’a plus de
raison d’être dans le cadre du déclin avéré du programme institutionnel de
l’École[5], si ce
n’est une façon, bien problématique d’ailleurs, de juguler l’angoisse des
professeurs. Si « l’identité apparaît comme une crise latente et comme un
travail bien plus que comme une construction précoce intériorisée pour toute la
vie »[6], le rôle
de l’inspecteur devrait être d’aider l’enseignant « visité »
à gérer cette crise latente et plus ou moins permanente, afin qu’il soit le
plus opérationnel et le plus efficace possible dans ses classes avec ses
élèves. Il y va de l’intérêt de la matière dont l’inspecteur est le
représentant. Dans la situation actuelle, l’inspecteur se focalise sur la
« crise », porte un jugement « moral » et normatif qui tend
à considérer que l’enseignant est comme fautif, qu’il porte une grande part de
responsabilité dans la situation actuelle, que sa pédagogie est inadaptée et
inefficace. Le regard normatif de l’inspecteur fixe (englue) la “crise” dans le
moment présent, au lieu de favoriser un déroulement dans le temps des processus
pédagogiques qui sont « crisiques » par nature et supposent une
adaptation constante, au lieu d’une application passive de normes éternelles
pour ainsi dire « sacrées » et réputées comme indépassables.
Il faut
désormais choisir : aider l’enseignant à construire son identité
professionnelle, puisque son statut institutionnel ne le protège ni ne le guide
ni ne le définit, l’aider à améliorer sans cesse (adapter) ses méthodes dans un
contexte institutionnel social et psychologique particulièrement difficile, ou
bien être une source supplémentaire de difficultés, voir un agent de pathologie
mentale dans certains cas[7]. Un
pourvoyeur de blessures narcissiques supplémentaires, un facteur de
déstabilisation certain. Si l’enseignant actuel, comme la plupart des acteurs
sociaux (surtout dans les métiers tournés vers autrui) est quasiment mis dans
l’obligation d’assumer sa propre liberté et de se construire en tant que sujet
– sur le plan professionnel et personnel – il ne peut continuer d’être traité
en mineur par un inspecteur qui se prétendrait être détenteur de la loi – une
loi « sacrée » – et gardien jaloux de consignes institutionnelles qui
ont pour la plupart volé en éclat ou ne font plus la preuve irréfutable de leur
efficacité dans le contexte actuel. Comme le démontre Michel Tort dans son
livre[8], la
société contemporaine se définit entre autre chose, par la fin du dogme paternel.
Pour assumer cette lourde obligation de liberté, les enseignants ont besoin
d’une certaine autonomie, autonomie à laquelle s’oppose le mode actuel de
contrôle plus ou moins « policier » de leur action pédagogique qui
fait de l’inspecteur une image de père surmoïque, souvent ressenti comme une
image de « mauvais père ».
Les
enseignants se trouvent dans cette situation curieuse, paradoxale et inédite
qu’ils ne sont plus définis ni « protégés » par leur statut
institutionnel, qu’ils doivent désormais créer de toute pièce les conditions de
leur propre action pédagogique en faisant preuve de charisme et de créativité
et que, dans le même temps, l’inspecteur prétend leur imposer des normes (les
normes européennes, par exemple, pour les professeurs enseignant l’anglais,
l’allemand et l’espagnol, lesquelles visent à l’homogénéisation et à la
normalisation) et leur interdit de fait d’exercer la liberté pédagogique qui
leur était traditionnellement reconnue. La fonction enseignante s’est diversifiée
et complexifiée et l’on continue à « juger » les enseignants en leur
demandant d’appliquer à la lettre des consignes et des méthodes qui, en plus,
répétons-le, n’ont pas fait la preuve de
leur efficacité. Il suffit d’interroger les candidats au baccalauréat pour s’en
convaincre ! Plusieurs logiques contradictoires semblent coexister à
l’École, ce qui ajoute à la confusion ambiante. De même, tous les inspecteurs
ne fonctionnent pas de manière autocratique et autoritaire.
De deux
choses l’une : soit l’Institution est en mesure de proposer un modèle
viable, soit elle doit faire preuve de plus d’humilité et laisser aux
enseignants la dure liberté de chercher des méthodes et un style pédagogique et
relationnel, au coup par coup, en fonction des besoins qui surgissent dans le
feu de l’action pédagogique et en fonction des impératifs changeants du moment
présent.
L’inspecteur
était, la plupart du temps, vécu comme un intrus, on peut se demander s’il
n’est pas devenu un empêcheur de tourner et d’enseigner en rond, ce que
remarquait déjà le philosophe Alain dans ses Propos sur l’éducation. Son
attitude est souvent carrée dans une institution qui ne tourne plus rond, est
peu sûre de ses valeurs et de sa véritable mission et devrait par conséquent
faire confiance aux divers acteurs pour sortir de la
« crise » permanente qu’elle traverse, comme toutes les autres
Institutions. Dans le contexte actuel, chacun des acteurs est tenu de
construire sa propre identité professionnelle : professeurs, chefs d’établissement
(et même les élèves d’une certaine manière). On ne voit pas très bien pourquoi
les inspecteurs n’auraient pas à faire le même travail (certains, d’ailleurs,
l’ont déjà entrepris avec courage et ténacité[9]). Un
travail tout à la fois psychologique et éthique, un travail qu’ils auraient
tout intérêt à entreprendre, car il y va de leur légitimité même, laquelle est
plutôt chancelante[10]. Ce
travail pourrait donner, ou redonner un sens à leur pratique
professionnelle et contribuer à l’amélioration du fonctionnement de l’École,
ramener un peu plus de calme et de sérénité en son sein. Tout laisse à penser
que ce difficile travail de construction de soi-même en tant que sujet auquel
chacun est désormais tenu, aurait tout intérêt à s’effectuer en collaboration
avec les autres, plutôt que contre eux. La postmodernité en train d’émerger
instaurera vraisemblablement des rapports sociaux plus fraternels (c’est ce
que croit percevoir le sociologue Michel Maffesoli[11]). C’est
l’expérience, une expérience réfléchie par la pensée qui peut nous dévoiler
de nouvelles évidences éthiques comme la fraternité, car :
« toute nouvelle anthropologie partira de l’expérience seule »[12].
La fraternité
n’est pas un bien en soi, une valeur idéale ou
un but moral présenté comme hautement désirable au nom d’une quelconque
visée morale utopique et “généreuse”. La fraternité apparaît plutôt comme une
nécessité d’ordre pratique établie à partir de l’analyse sereine des faits
sociaux. Elle est une réalité appartenant à l’ordre du bon-sens et obéissant à l’intérêt
bien compris de tous les acteurs sociaux du haut en bas ou du bas en haut
de la hiérarchie.
Cette
perspective éthique nouvelle n’est pas sans faire penser au bouddhisme, on peut
considérer qu’elle s’inscrit dans le mouvement d’orientalisation mis en
évidence par des penseurs tels que Michel Maffesoli et Fabrice Midal, par
exemple. L’idée d’un dévoilement d’une réalité déjà présente mais
passant inaperçue renvoie d’une certaine manière à la dimension de la
contemplation et de la méditation orientale. Cette éthique nouvelle est
proche également de l’éthique rogérienne[13] et de
l’importance qu’elle donne à l’expérience personnelle accueillie avec
confiance, les faits étant toujours considérés comme nos amis. Le
Bouddha écrivait aussi : « ne croyez en rien dont vous n’ayez
vous-même fait l’expérience » (je cite de mémoire). Ou, dans la bouche de
Carl R. Rogers : « aucune idée, ni celles des autres ni les miennes,
n’a le poids de mon expérience »[14].
Et ce, non
pour de simples raisons « morales » et généreuses. C’est un véritable
défi auquel nous sommes confrontés si nous voulons améliorer le vivre ensemble
et faire en sorte que le fonctionnement des Institutions soit le plus
harmonieux et le plus efficace possible, alors que c’est le chaos, l’incertitude
et le découragement qui prédominent actuellement.
L’éducation
postmoderne dont je tente de cerner les contours suppose que chacun des acteurs
travaille à définir sa nouvelle identité et que, s’étant défini en tant que
sujet libre et responsable, chacun entretienne avec les autres acteurs des
rapports faits de confiance et de collaboration, et non de suspicion et de
domination.
L’évaluation : un métier ?
Mais que
transmettre, en effet ? Nous venons de poser la question.
Nous ignorons
désormais ce que nous pourrions ou devrions transmettre et cette ignorance peut
être considérée, au moins en partie, comme la marque d’une certaine lucidité et
d’humilité dont tous ne font pas preuve lorsqu’il s’agit de l’École, laquelle
favorise toutes les surenchères et toutes les intransigeances. La transmission
étant privée de tout contenu clair, nous nous tournons vers l’évaluation.
Certains en font même un métier, comme les Inspecteurs de l’Education
nationale. Mais qu’évaluent-ils au juste, sinon leur propre doute – s’ils en
ont encore quelques-uns ! – et leur impuissance à légiférer en matière de
pédagogie, d’éducation et de didactique, notre propre impuissance à tous,
professeurs, éducateurs et parents ?
L’incertitude,
et la peur qu’elle fait naître, rendent parfois pointilleux et intransigeant en
matière d’évaluation ou de contrôle, surtout s’il s’agit d’évaluer- contrôler
autrui, sans compter le plaisir un peu pervers que l’on doit parfois éprouver à
juger et à contrôler les autres, à exercer un petit pouvoir sur eux, au lieu de
balayer devant sa propre porte et de faire preuve d’une plus grande modestie et
d’un sentiment d’humilité ce que semble réclamer la situation
actuelle de notre École qui face à l’impasse dans laquelle elle se trouve
devrait faire profil bas, tout en gardant confiance et en faisant preuve
d’inventivité.
Sans compter
la vanité et l’étourdissement sans doute agréable que doit faire naître la
croyance que l’on a de maîtriser quelque chose, même si ce n’est que du vide et
du vent. Même si notre pouvoir est dû, non à notre force de rayonnement, et à
notre pouvoir de conviction, mais à la pusillanimité et à l’infantilisme de
ceux que l’on inspecte, à leur peur de l’incertitude, à leur besoin de
consignes rassurantes les mettant à l’abri de l’obligation qui nous est
désormais faite d’être libres, étant donné le déclin des programmes
institutionnels, car l’exercice de la liberté est difficile et anxiogène, en
effet. Certains préfèrent obéir servilement à des consignes et à des normes
qui, pourtant, ne leur parlent guère.
C’est ainsi
que certains ont fait du contrôle et de l’évaluation du vide un véritable fond
de commerce narcissique et un véritable métier, cette fonction semblant être
leur seule véritable raison d’être et leur seule justification au sein de
l’Institution.
Remarque : Celui ou celle que la question de
l’inspection des enseignants intéresse pourra se reporter avec profit aux Cahiers Binet-Simon N°654,
1998. N°1, suivis de La gestion
mentale. À propos de l’école : quelle inspection ? Éditions Érès.
Ce texte figure sur le site du rectorat de Reims.
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