La fabrique du crétin

 

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jeandanielrohart@hotmail.com

 

 

 Dérive à partir de La Fabrique du crétin                           


 

Des auteurs comme celui de La fabrique du crétin1, par delà la pertinence, d’ailleurs très problématique, de leurs analyses, manquent généralement d’empathie envers les enseignants et envers les élèves qui s’écartent de leur représentation de l’élève idéal. Leurs témoignages risquent, par ailleurs, de nourrir le désarroi et l’inquiétude des parents d’élèves, et de leurs grands-parents2.

Il est des livres, parfois géniaux, qui déroulent sous nos yeux plus ou moins émerveillés, le spectacle désolant des chemins qui ne mènent nulle part. Tel est un peu le cas, toute comparaison gardée, bien évidemment !, dans le domaine plus restreint de l’École et de l’éducation, de La fabrique du crétin.

Ayant refermé ce livre-pamphlet, le lecteur se demande : « que nous reste-t-il à faire face à un bilan aussi pessimiste et désespéré de la situation de notre École ? » Dresser de tels tableaux n’est-ce-pas, comme on dit familièrement, “en remettre une couche” ? Plusieurs livres ont déjà fait le même constat et dressé le même bilan, alors à quoi bon en rajouter un autre à chaque nouvelle rentrée scolaire3 ? Le faire, n’est-ce-pas renforcer la novembrite et la morosité ambiantes ? N’est-ce-pas encourager le découragement, rendre plus difficile le réenchantement de notre École4 ?

Les humanistes, ceux qui ont une représentation “humaniste” de l’École, comme Alain Finkielkraut, semblent ignorer, quelles que soient par ailleurs leurs qualités intellectuelles et le plaisir que l’on éprouve à écouter Réplique, sur France Culture, le contexte social et politique. Mettant l’accent de manière exclusive sur la Culture, ils ont tendance à oublier le destinataire, l’élève qui est aussi une personne qui a besoin d’une éducation morale et doit être respecté en tant que personne et non pas réduit à ses seules performances intellectuelles.

En France, nous manquons singulièrement d’esprit de tolérance envers ceux qui n’adhèrent pas de façon inconditionnelle à la culture humaniste et n’en partagent pas tous les présupposés et toutes les valeurs. Bruno Bettelheim écrivait à ce sujet : « La liberté exige non seulement l’égalité des chances, mais la diversité des choix possibles. Elle implique que l’on soit tolérant à l’égard de ceux qui ne se conforment pas à des normes qui, tout en étant culturellement désirables, ne sont pas essentielles à la survie de la société. Notre société actuelle manque souvent de tolérance »5.

Ces auteurs, tenants inconditionnels de la culture humaniste, donnent de l’École une vision partielle, très partielle et partiale. Ils ne rendent pas justice de tout le travail et de toutes les innovations sérieuses de collègues qui, dans tout l’hexagonal, tentent de s’adapter avec courage à un contexte scolaire difficile et réalisent parfois des prouesses. Ils jugent l’École d’aujourd’hui en la comparant à l’École d’hier, qu’ils idéalisent plus que de raison. Comme René Guénon, ils sont nostalgiques d’une époque qui n’a jamais vraiment existé, si ce n’est dans leur imagination et leurs rêves, comme d’autres s’inventent un dieu pour y croire ensuite !


Une nouvelle façon d’aborder la Crise de l’École :


C’est, quoi qu’il en soit, une nouvelle façon d’aborder la crise de l’École que je voudrais tenter de mettre en place. Car, alimenter le discours ambiant, les jérémiades, c’est alimenter l’inquiétude et la morosité ambiantes. Ce n’est pas faire œuvre utile. Demandons-nous plutôt si les crises, pour désagréables et déstabilisatrices qu’elles sont, (tout comme le sont les conflits et la violence) ne sont pas nécessaires et si les crises, les conflits et la violence étaient en effet nécessaires, ainsi que le sociologue Michel Maffesoli l’a montré, notamment dans un petit article auquel je me réfère ici et qu’il a intitulé : « Du bon usage de la violence »6 ?

Il y a deux façons d’aborder la question de la crise de l’École, car on ne peut plus désormais nier qu’il y ait crise et se réfugier derrière des slogans aussi généreux que creux. Cette crise est d’ailleurs européenne et les chiffres plutôt alarmants : 16 à 25 % des élèves européens seraient en difficulté, 160 000 d’entre eux quittant le système scolaire sans diplôme, selon une étude réalisée par L’European Association for Special Education.

La première façon de vivre la « crise » consiste à céder à l’angoisse et au désespoir qu'elle fait naître en nous, et Dieu sait combien il est facile par temps de crise, justement, de céder à cette tentation, aidés en cela par le discours ambiant et médiatique. Il n’y a qu’à suivre sa pente naturelle. Mille arguments, mille souffrances peuvent alimenter cette posture existentielle et loin de moi l’idée de jeter la pierre à ceux qui cèdent au pessimisme.

La deuxième façon de considérer les crises, c’est de les analyser comme des symptômes qui, certes, traduisent un état maladif passager de notre société et de notre École et qui entraînent des souffrances. Mais ces souffrances peuvent aussi avoir un sens et elles peuvent être considérées comme les prémisses d’un changement en profondeur, le signe qu’un changement de paradigme et d’organisation, changement désormais à l’ordre du jour, tant dans le domaine scolaire, que dans tous les autres domaines qui sont, eux aussi, entrés en crise : l’agriculture, l’économie, la santé, la politique, l’administration, etc7.


La vie individuelle et la vie des sociétés et des institutions est constitutivement et normalement traversée de crises successives. C’est l’affrontement avec ces crises, la victoire, d’ailleurs toujours provisoire, sur ces crises, qui permet d’abord de survivre, mais aussi de progresser sur les plans existentiel, éthique et ontologique.

Et ce qui est vrai pour l’École et pour les autres institutions l’est aussi pour les individus, pour tous les acteurs de la relation éducative au sens large : les professeurs, les élèves, les chefs d’établissements, les inspecteurs, etc.

La question est donc, non de céder au catastrophisme, d’ajouter sa note au concert de lamentations, mais de prendre la crise de l’École à bras le corps, non pour sortir de la crise, comme le titre de mon livre le laisse abusivement entendre8, mais pour “gérer” la crise comme l’on dit aujourd’hui, en employant ce vilain terme appartenant à l’économie, laquelle règne même sémantiquement sur nos consciences et sur notre langage.

L’attitude que j’esquisse nécessite un certain courage et beaucoup de confiance et de foi, les deux mots étant d'ailleurs liés étymologiquement dans la spiritualité juive (la Thora).

Puissent ces remarques et mes livres contribuer à faire naître en nous ces deux sentiments : le courage et la confiance. Mais, me direz-vous, peut-on aller seul et en ordre dispersé au combat ? Et je ne parle pas ici des croques en jambe que se font les divers acteurs de la relation éducative, du haut en bas de la hiérarchie ! Au lieu d’unir leurs efforts, ils se nuisent parfois mutuellement. Plagiant Isabelle Filliozat9, on pourrait dire que l’École d’aujourd’hui : « ne peut plus se permettre le gaspillage d’énergie et de créativité dans les jeux de pouvoir. L’heure est à la mise en commun des compétences, aux dynamiques de réseaux ». À ce que j’ai moi-même appelé10, empruntant l’expression et l’idée à André de Peretti, des relations de compagnonnage entre toutes les personnes engagées, à un titre ou à un autre, dans une relation éducative. Dans un ordre d’idées assez proche, certains auteurs parlent de la constitution de réseaux et d’un changement radical dans les formes d’organisation de l’action collective et dans les modes de prise de décision11.

Je pense, en effet, que le nouveau paradigme éducatif devrait se caractériser par la solidarité et la fraternité entre professeurs, élèves, parents d’élèves, chefs d’établissements, inspecteurs et même recteurs d’académies, si l’on estime que la tâche de cet administrateur un peu particulier doit être aussi éducative et pas seulement politique et gestionnaire ou, en tout cas, qu’elle doit viser à créer les conditions à la fois matérielles et psychologiques les meilleures à la réalisation de la tâche éducative de ceux qui interviennent directement à ce niveau là.

Les enseignants doivent, certes, puiser le nécessaire sentiment de sécurité en eux-mêmes, grâce à un travail de formation continue et à un travail sur eux-mêmes. Le meilleur outil d’un enseignant actuel est, sans conteste, une personnalité équilibrée, la faculté qu’il possède de s’impliquer avec calme, humour et confiance dans le présent12, en s’appuyant sur les points forts de sa personnalité, afin de construire avec ses élèves une relation qui fasse sens, et pour lui et pour eux. Mais, les professeurs doivent aussi impérativement recevoir une aide efficace de la part de l’Institution qu’ils servent.

L’action des chefs d’établissements (principaux de collèges et proviseurs de lycées), et des inspecteurs devrait favoriser les conditions les meilleurs possibles à la réalisation de cette tâche difficile, au lieu de la compliquer par des tracasseries diverses et des jeux de pouvoir désormais dépassés ! La pensée de Carl Ransom Rogers se présente alors tout naturellement à nous13, ainsi que celle de Don Bosco14.

Je pense personnellement que de telles pensées devraient alimenter les programmes de formation de tous les acteurs de la relation éducative car, pour entrer dans ce nouveau paradigme qui se profile à l’horizon15, il nous faut préalablement y avoir été préparés et formés. Et au lieu de suspicion entre nous, c’est de partage de l’expérience dont nous avons besoin, chacun étant, ou pouvant devenir pour l’autre, un agent de formation et bénéficier à son tour de l’expérience de ses collègues et de ses supérieurs hiérarchiques.

Jean-Daniel Rohart.


 

1 Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin Ou la mort programmée de l’école. Éditions Jean-Claude Gawsewitch, Paris 2005.

2 Voir : Guy Avanzini : Les valeurs en éducation salésienne in : Éduquer à la beauté, éduquer aux valeurs. Éditions Don Bosco : « On songe au phénomène nouveau dit des “décrocheurs” et à tous ceux qui alertent et, même, dépriment profondément le corps enseignant, surtout dans la mesure où il demeure constitué d’anciens bons élèves, à l’image de qui les leurs ne le sont plus guère. Comment sauver une éducation morale dans ce contexte ? »

3 Il en va de ces bilans catastrophistes sur l’École comme des études sur la pauvreté qui, selon Hélène Strohl : « moulinent (…) ad nauseam les caractéristiques connues sur les personnes pauvres », sans que les rapports circonstanciés et chiffrés (scientifiques !) ne contribuent à changer vraiment la situation des personnes qui vivent des situations de pauvreté. Voir : Hélène Strohl, L’État social ne fonctionne plus, Albin Michel, 2008.

4 Jean-Daniel Rohart, La vie et l’éducation, suivi de Comment réenchanter l’école ? L’Harmattan, 2005. Et : Plaidoyer pour une éducation postmoderne. Contribution à un contre-modèle éducatif. À paraître aux éditions Fabert en septembre 2009.

5 Bruno Bettelheim, Le cœur conscient. Comment garder son autonomie et parvenir à l’accomplissement de soi dans une civilisation de masse. Éditions Robert Laffont, 1972, p.112.

6 Michel Maffesoli, Du bon usage de la violence (article).

7 Hélène Strohl, L’État social ne fonctionne plus, Op. cit. Voir aussi l'œuvre de Ivan Illich.

8 Crise de l'École ? Suivi de : Les élèves ont (aussi) droit à la parole. (Inédit à ce jour).

9 Isabelle Filliozat, L’intelligence du cœur, Éditions Jean-Claude Lattès, 1997. Et : Collection Marabout. Poche n°3580.

10 Jean-Daniel Rohart, Action éducative et éthique. Pour un compagnonnage des acteurs de la relation éducative. L’Harmattan, 2001.

11 Hélène Strohl, L’État social ne fonctionne plus, Op. cit.

12 Voir L’enseignant est une personne (sous la direction d’Ada Abraham), Éditions ESF.

13 Carl Rogers et l’action éducative. (Sous la direction de Jean-Daniel Rohart). La Chronique Sociale, Lyon, À paraître. Ce livre comporte la contribution d’un inspecteur, celles de thérapeutes, de formateurs et de professeurs. Il peut aussi s’honorer d’une postface d’André de Peretti, rogérien de la première heure et ami personnel de Carl Rogers.

14 Éducation et Pédagogie chez Don Bosco, (Colloque inter-universitaire, Lyon, 4-7 avril 1988 présenté par Guy Avanzini. Collection « Pédagogie psycho-sociale ». Éditions Fleurus, Paris, 1989.

15 Michel Maffesoli, Le réenchantement du monde. Une éthique pour notre temps. La Table Ronde, 2007.

 

 

 


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