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Le
témoignage de Sébastien Clerc, enseignant depuis huit ans dans un
lycée professionnel difficile de Seine-Saint-Denis nous éclaire
d’une manière vivante et simple sur le vécu-intérieur des
enseignants et sur leurs conditions actuelles de travail.
Les
mots qui reviennent le plus souvent sous la plume de ce jeune
collègue cherchant à exprimer ce qu’il ressent sont révélateurs
d’un vécu professionnel difficile, potentiellement déstabilisateur
et dangereux, sur le plan de l’équilibre personnel.
On
note les adjectifs qu’il s’applique à lui-même ou à ses
collègues : éreinté, épuisé, fatigué, vidé,
brisé, désespéré (et désespoir), démotivé, excédé,
blessé, déprimé (dépression et déprimer), découragé,
triste (et immense tristesse), dépassé, seul, effondré,
impuissant, navré, déçu, humilié, bouleversé, énervé,
et ceux qui renvoient à la situation dans laquelle il se trouve,
lui ou ses collègues, frustrant, fatigant (et fatigue),
culpabilisant, vexant,
ingérable, décourageant, stressant (et le
stress), un enfer, affligeant (détresse et malaise),
écœurant. Le verbe souffrir revient lui aussi plusieurs fois.
Les substantifs mépris, haine et dédain qui sont le
mépris, la haine et le dédain que certains de ses élèves
nourrissent à son égard, alors qu’il semble faire de son mieux
pour les aider à réussir sur le plan scolaire, d’où un possible
sentiment d’injustice accompagné de découragement.
Ce
collègue insiste sur le chahut, les bavardages et le brouhaha, « un
brouhaha indescriptible », écrit-il, accompagné de sonneries
de portable se déclenchant au beau milieu du cours, accompagné
aussi de cris d’élèves s’interpellant, et se levant en classe,
ou du bruit venant des couloirs et de la cour de récréation :
parfois, la porte s’ouvre brutalement pendant le cours dans
l’hilarité générale.
Sont
évoquées aussi dans ce livre témoignage les incivilités
nombreuses, l’agressivité de certains élèves, leur manque de
respect envers leurs professeurs (p.25), les insultes auxquelles il
doit de temps en temps faire face – des insultes parfois graves,
selon ses propres termes (p.112), les dérapages verbaux, certains
lui « semblant incroyables »(p.26), cet élève par
exemple lançant au proviseure, une femme donc, « tu crois
j’suis v’nu là pour te sucer la bite ou quoi ? ».
Ce
jeune collègue évoque la violence, violence à la fois verbale et
physique, dans des cas apparemment un peu plus rares. Sébastien
Clerc interroge, nous interroge, nous et les « décideurs »
: « Peut-on imaginer ce que l'on ressent lorsque l'on endure
ainsi, dans son métier, des menaces à l'encontre de son intégrité
physique ? ».
À ces
situations répondent chez les professeurs, la frayeur et l'effroi
(p.128), « la peur et la rage au ventre » (p.58), un
sentiment récurrent d’usure, les cours étant vécus par ce
collègue comme « une guerre d’usure », les élèves
trouvant « marrant de pousser à bout (leurs) enseignants par
de petites incivilités répétées » ou comme « une
véritable guerre civile » (p.63). Et Sébastien Clerc de
s’interroger : « d’où viennent cette violence, cette
haine, cette déconnexion d’avec la réalité aussi ? »
Dans
ce contexte, on peut en effet comprendre que « nombreux sont
ceux parmi les plus fragiles qui flirtent gravement avec la
dépression ». Face à un quotidien aussi terrible que celui
que nous décrit ce jeune collègue, les enseignants sont ainsi
parfois envahis par des sentiments de culpabilité et développent
des formes de « paranoïa » qui les rendent susceptibles
au-delà du raisonnable et les poussent à rejeter la responsabilité
de la situation sur les parents ou sur la direction : comme nous
l'explique notre collègue, « on rend le proviseur responsable
de tout » (p.102) et « l'on perd une énergie
considérable en tension avec la direction ». Sans porter de
jugement moral sur ces attitudes, on peut avancer l'hypothèse
qu'elles constituent des réponses inadaptées et qu'elles viennent
renforcer les difficultés auxquelles sont confrontés les
enseignants, certes, mais aussi les chefs d'établissements, les CPE,
les surveillants, l'ensemble du personnel éducatif des
établissements scolaires. Notre collègue a raison de penser qu'« il
faut savoir éviter de s'opposer aveuglément, de perdre trop
d'énergie dans le conflit » (p.103). Une énergie qui serait
mieux utilisée si les enseignants et les personnels de direction
faisaient front commun face à l'adversité s'ils parvenaient à
mettre en place une véritable solidarité, des relations de
compagnonnage.
L’auteur, d’ailleurs, nous confie avoir été de ceux qui
ont flirté gravement avec la dépression. Cette collègue aussi,
peut-être, qui un jour entra en pleurant en salle des professeurs.
L’auteur ajoute qu’il a « vu plusieurs de (ses) collègues
craquer ».
Selon
son témoignage, la peur finit par s’installer : « on
redoute chaque fois d’en arriver au pire ». Et : « Il
y a comme cela des instants de désespoir, de cruelle solitude »,
lance-t-il, évoquant la fois où il s’était fait cracher dessus
par un élève, cet incident résumant peut-être symboliquement la
situation psychologique dans laquelle se trouve ce collègue qui se
sent souvent méprisé et humilié,
avec la circonstance aggravante qu’il regrette parfois ce
qu’il perçoit comme une lâcheté de sa part et qu’il
faudrait peut-être plutôt appeler son impuissance, sentiment
d’impuissance sur lequel d’ailleurs il revient, à moins qu’il
ne faille parler d’une volonté de survie, d’une tactique visant
à « éviter de perdre (inutilement) de l’énergie »,
une énergie nécessaire pour faire face aux évènements les plus
graves. Une sorte de hiérarchie s’établit forcément entre les
simples incivilités, et les évènements qui obligent impérativement
à intervenir. Et puis, un jour, c’est le clash, le drame,
comme ce drame que vécut un jour une collègue qui se fit agresser
physiquement par une des ses élèves ou cette autre « qui
s’est fait agresser en plein cours avec un extincteur » par
un jeune cagoulé.
À la
lecture de tels incidents, on se dit que dans certains cas le mot
incivilité ne convient absolument pas et on imagine aisément
ce que peuvent ressentir les enseignants qui doivent endurer dans
l’exercice de leur métier « des menaces à l’encontre de
(leur) intégrité physique » ainsi que des propos portant
atteinte à leur honneur et à l’image qu’ils nourrissent
d’eux-mêmes comme enseignants et comme personnes, sans parler de
la vulgarité, certains élèves prenant par exemple plaisir à
éructer, sans parler non plus des propos racistes ou homophobes
évoqués à la page 43.
L’auteur
de ce témoignage évoque aussi l’attitude des élèves envers ceux
de leurs camarades qui voudraient travailler et se font traiter de
bouffons ou de suceurs, s’ils tentent d’établir un
dialogue constructif avec leurs enseignants, de répondre à leurs
questions, s’ils rendent leurs devoirs et viennent en classe avec
leurs affaires. Ces élèves motivés sont obligés, nous dit
l’auteur, de « tendre l’oreille pour entendre le cours ».
Il n’y
a pas que les professeurs, en effet, qui se trouvent en grande
détresse, il y a aussi ces élèves sérieux et travailleurs, les
bouffons et alors, il arrive que le professeur « se culpabilise
un peu en tant qu’enseignant », car il se sent « responsable
du bien-être des élèves » et pense que l’ambiance qu’il
n’est pas parvenu à rendre propice à la construction et au
travail intellectuel, est « pour quelque chose dans (le)
malaise des élèves désireux de travailler en classe ».
L’élève
taxé de bouffon est condamné à « accepter stoïquement les
insultes » provenant des autres élèves, sinon il risque
d’être en but à la violence verbale et physique de ses
camarades !
Et si
son professeur intervient, l’élève (le bouffon) risque de se
faire agresser quelque temps après par une bande, la vengeance étant
un plat qui se mange froid ! Alors que faire dans ces
conditions ? Aucune solution n’apparaît totalement
satisfaisante ou adaptée à des situations déconcertantes et
auxquelles les enseignants ne sont généralement pas préparés à
faire face, ne serait-ce que par une formation ayant au moins attiré
leur attention sur ces phénomènes et leur ayant suggéré quelques
pistes utiles pour les vivre avec un peu plus de calme et de
sérénité.
À
chaque nouvelle rentrée scolaire, paraissent de nouveaux témoignages
d’enseignants sur la situation de l’École et sur le vécu
professionnel des maîtres. L’on dirait qu’existe une progression
dans l’horreur, la situation semble sans cesse se dégrader
et l’on peut se demander jusqu’où ira, jusqu’où peut aller la
dégradation, dégradation qu’évoque Sébastien Clerc dans :
Au secours ! Sauvons notre École ?
Jean-Daniel
Rohart.
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