Les professeurs, l'institution

 

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Les professeurs, l'institution et l'éthique

Réflexions d'un enseignant du secondaire

Par Jean-Daniel Rohart


            Primum, non nocere. D’abord éviter de nuire à ses élèves et à soi-même ! Sans doute est-ce là le premier principe d’ordre général qui devrait guider l’action des enseignants, ainsi que celle de l’institution scolaire. Mettre en œuvre à l’école un tel principe tiré du code de déontologie des médecins, est-ce adopter une attitude tiède ou « un profil bas » ? Est-ce avoir une attitude purement défensive ou de repli ? Est-ce trahir sa véritable mission de professeur et d’éducateur ? Est-ce se tromper de rôle et de vocation et confondre ou mélanger des ordres de réalités étrangers l’un par rapport à l’autre ?

            Il semble que l’obligation de respecter de principe moral, simple à première vue et comme allant de soi, découle, en fait, de la réalité actuelle de l’école, et constitue un véritable défi difficile à relever.

            Cette attitude professorale faite de patience et de prudence, ainsi que de respect pour la personne des élèves et pour leur intégrité psychique, est rendue pour ainsi dire nécessaire par le contexte institutionnel dans lequel nous développons notre action éducative. Ce contexte institutionnel s’avère, en effet, être de plus en plus anxiogène et pathogène, en même temps que générateur de découragement et de désinvestissement, tant de la part des élèves que des professeurs. L’enseignant qui ne se contente pas de dispenser des connaissances et qui est rempli du sens de ses responsabilités envers ses élèves doit, par son attitude empathique et par son acceptation inconditionnelle d’autrui (Carl Rogers) tenter de tempérer le caractère pathogène du milieu scolaire, en même temps qu’il s’efforce de mettre sur pied, dans ses classes, une relation d’aide d’inspiration rogérienne.

            Primum, non nocere, c’est d’abord ne pas nuire aux élèves sur le plan psychologique, condition sine qua non pour pouvoir ensuite - ou dans le même temps -  les éduquer et les enseigner ; le métier d’enseignant ne se réduisant pas à l’instruction.

            Primum, non nocere, c’est aussi faire en sorte que le métier d’enseignant ne soit pas nuisible et déstabilisateur pour l’enseignant lui-même. Or celui qui nuit à ses élèves, même inconsciemment, reçoit, en retour, de leur part, des blessures d’ordre narcissique. Et la montée des pulsions sadiques s’accompagne chez l’enseignant de la montée de l’angoisse. L’attitude professorale, exigeante, qui nous semble la plus adaptée aux conditions dans lesquelles s’exerce de nos jours la relation éducative – laquelle est malade – suppose de sa part un difficile parcours d’autoformation et d’auto-éducation. Aspects que la « philosophie », actuellement à l’œuvre dans les diverses actions de formation proposées par l’institution, laisse complètement de côté ou n’encourage guère, par le biais d’initiatives novatrices, audacieuses et courageuses, celles-là mêmes que la situation actuelle de l’école (et de la société) semble appeler de toute urgence.

            Cette attitude nouvelle suppose aussi que l’enseignant, désireux de la mettre en œuvre, s’engage dans une sorte de « psychanalyse » (autoanalyse), processus lent au terme duquel il sera capable de répondre  – en  termes existentiels et vivants et non pas seulement intellectuels – à quelques questions simples, mais essentielles : Quel rapport est-ce que j’entretiens à ma propre enfance ?  à la matière que j’enseigne ?  à mon métier ? à mes élèves ? (et à l’adolescence[1] en général). Quelle est enfin, l’image – demeurée inconsciente la plupart du temps – que j’ai de l’enseignant idéal ?

            L’un des principaux buts de ce processus « analytique » devrait être aussi d’éliminer, dans toute la mesure du possible, les formes – conscientes et inconscientes, surtout – que revêt la culpabilité enseignante, ainsi que la conscience malheureuse de soi et de sa condition d’enseignant. La relation éducative est devenue dangereuse pour tous ses acteurs. Exercer le métier d’enseignant, c’est prendre des risques sur le plan de sa santé mentale et son équilibre personnel[2].

            Aussi le travail d’élucidation de son vécu professionnel par l’enseignant lui-même, ainsi que l’acquisition d’une relative « maîtrise » de la dimension inconsciente et transférentielle de son métier, sont-ils devenus quasiment une nécessité vitale (éthique ?), si le professeur ne veut pas nuire et à ses élèves et à lui-même. Dans le contexte psychologique et moral actuel, le fait de « faire la classe », peut déstabiliser psychologiquement un enseignant. C’est même de plus en plus fréquemment le cas[3].

            Mais, c’est aussi – dans certaines conditions que l’institution devrait s’attacher à cerner et à faire naître – l’occasion de progresser personnellement dans la connaissance et la maîtrise de soi, et sur le chemin de l’harmonie et de l’équilibre psychologique.

            Comme nous avons tenté de le monter ailleurs, en  nous appuyant sur notre propre expérience d’enseignant du secondaire (lycée), le fait d’enseigner et de gérer le groupe-classe (avec sa dynamique et ses inévitables conflits) permet la théâtralisation des diverses instances psychologiques mises alors en jeu.

            La dynamique relationnelle n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle contient des éléments potentiellement destructeurs pour les individus (professeurs et élèves !), mais aussi des éléments leur permettant de se construire personnellement, s’ils savent gérer les énergies réveillées circulant au sein du groupe-classe et entre les individus le composant.

            La dynamique relationnelle, lorsqu’elle est « maîtrisée », ou plutôt vécue avec calme et détachement (voir l’Indifférence du philosophe Alain) peut posséder de véritables vertus thérapeutiques et formatrices. C’est là un fait qu’enseigne l’expérience enseignante [4],  pourvu que l’on s’attache à l’observer en profondeur.

            Toutes ces remarques conduisent à penser que la personnalité équilibrée et épanouie du maître, ainsi que la lucidité par rapport à soi-même et à son propre fonctionnement en classe, sont, de nos jours, des atouts majeurs et des facteurs certains de réussite professionnelle. La personnalité intégrée et la lucidité peuvent, seules, permettre de « sauver sa peau », de trouver ou de retrouver un sens à sa pratique sociale et professionnelle, tout en évitant de nuire – plus ou moins consciemment – à soi-même et/ou à ses élèves.

            Dans ce contexte psychologique particulier, l’un des tout premiers devoirs éthiques de l’enseignant est donc de conserver, autant que faire se peut, son équilibre et sa joie de vivre et d’enseigner. Les élèves apprécient (une brève enquête auprès des élèves de notre lycée l’a mis en évidence) chez leurs maîtres, l’humour, en tant qu’il permet de maintenir une certaine distance émotionnelle par rapport aux affects que fait naître la relation éducative (et ses ratés de plus en plus nombreux !) dans un contexte de plus en plus agressif et fait d’incompréhension mutuelle, surtout dans le second cycle[5].

            Grâce à son ouverture d’esprit (et de cœur), grâce à sa disponibilité et à son amour envers les élèves (voir l’Amorevolezza de Don Bosco[6] ou l’acceptation inconditionnelle d’autrui et L’empathie de Carl Rogers), l’enseignant peut tenter de construire avec ses élèves (qui cessent d’être vécus comme des « ennemis ») une relation ayant un sens, et pour eux et pour lui-même, ce qui, il faut bien l’avouer, est de plus en plus difficile, car l’institution – par sa logique – contrecarre  le plus souvent les efforts de quelques enseignants engagés dans des « recherches-actions » et dans des réflexions en profondeur.

            Cette démarche « pédagogique », esquissée ici à grands traits, exige, certes, beaucoup de l’enseignant. Elle a, aussi, un sens pour lui, et il est – ou il serait – de son intérêt bien compris de s’y engager. (Pour contraindre aussi l’institution à s’engager dans la voie de la recherche vraie).

            Mais, c’est certain, seule une éthique solide (et non une morale imposée de l’extérieur et non intériorisée) et des qualités puisées dans la sphère de l’Etre et de la Personne, peuvent lui permettre de faire face avec courage à la situation, et de trouver les énergies nécessaires à l’accomplissement d’un tel idéal éducatif et humain.

            Pour Krishnamurti que nous citons approximativement : si l’éducateur ressent cette « responsabilité sacrée » - responsabilité immense, profonde et belle – il trouvera en lui, malgré les obstacles, la capacité d’enseigner et la somme d’énergie que cela requiert. Cette profonde responsabilité – qui ne se confond pas avec une obligation morale – allumera en lui le feu qui le soutiendra en tant qu’être humain total et, dans certains cas en tant que véritable maître[7].

            Notre situation d’enseignant est aujourd’hui si terrible que nous sommes conduits, presque inéluctablement, à retrouver le plan des valeurs et la dimension ontologique et spirituelle présente dans toute pratique sociale et humaine vraie. Pour parler comme Karlfried Dürckheim, le quotidien et l’expérience professionnelle peuvent être considérés comme un exercice, préparant la rencontre avec soi-même et avec l’essentiel[8].

            Parvenus à un seuil, à un degré absolu d’absurdité qui fait de l’éducation une mission pour ainsi dire impossible, nous sommes  conduits, d’abord pour survivre, puis pour trouver un sens à notre pratique professionnelle, à changer quasiment de logique et à nous rattacher à un ordre pour ainsi dire « supérieur » : celui de l’éthique et de l’ontologie.

            Le psychologue Bruno Bettelheim développait déjà une idée similaire, lorsqu’il écrivait : « En période de crises graves (…) il peut se produire des situations où les hommes n’ont le choix qu’entre renoncer à la vie ou parvenir à une intégration psychologique supérieure »[9]. Sans doute est-ce là le dur privilège des enseignants actuels, lesquels sont peut-être appelés à jouer un rôle civilisateur et quasiment « rédempteur » !

            Il serait, quoiqu’il en soit, souhaitable que le métier d’enseignant dans son entier (re) trouve une telle dimension prophétique, ainsi que l’exprimait déjà Mario Regguzoni au colloque organisé par le Labratec, à Nice en 1987, où il disait : « Nous croyons ne pas nous tromper en attribuant la crise de l’école, avant tout au manque de dimension “prophétique” chez les enseignants »[10]. Les « solutions », technique, idéologique et institutionnelle (c’est-à-dire bureaucratique et « verticale »),  apportées à la crise de l’école ont fait la preuve de leur inefficacité et même parfois de leur nocivité. L’institution semble incapable de se réformer elle-même (et d’en haut) sur la base des principes qui sont actuellement les siens.

            Seuls des individus (ou des personnes) mus par des valeurs éthiques et une solide foi en l’action éducative, et trouvant auprès de l’institution qu’ils servent une légitime aide (notamment sur le plan de la formation continue), pourraient permettre au beau métier d’enseigner – et d’éduquer – et à celui d’apprendre (point de vue des élèves) de retrouver  un sens… Il faudrait aussi que l’institution révise ses exigences « prométhéennes » et utopiques à la baisse, gagne en réalisme et en bon sens (la chose la moins bien partagée du monde) et cesse de fonctionner dans la démesure et le pathologique. (Madame le Proviseur parle à ce propos du « fonctionnement caractériel » de l’école actuelle). Il faudrait qu’elle joue auprès des enseignants un rôle incitatif en ce qui concerne le développement de leur être et la meilleure compréhension possible de leur fonctionnement : groupes Balint, Groupes de Rencontre rogérien, sophrologie, RYE, (recherche sur le yoga dans l’éducation), méthode Gordon, groupe d’auto-apprentissage d’Ada Abraham, initiation à l’analyse transactionnelle. Les modalités de formation puisées dans le champ des sciences humaines et de la psychologie ne manquent pas. Les nombreuses et belles recherches menées dans ce sens pourraient faciliter le travail, l’inventivité et la créativité de l’institution !

            Il faudrait, enfin, que cette dernière aide les professeurs à définir et à vivre des valeurs, ce qui suppose qu’elle soit elle-même animée par un esprit, une philosophie de l’éducation et une éthique, et non par de simples principes moraux et/ou idéologiques, souvent aussi « généreux » qu’irréalistes et inefficaces, pour ne pas dire destructeurs et nuisibles.


[1]  Voir : ROHART Jean-Daniel. – « Au sujet des représentations actuelles de l’enfance et de l’adolescence »  in : Cahiers Binet-Simon n°655, p.p. 5-21, 1998/n°2.

[2]  Voir : Ada Abraham (sous la direction de),  “Santé mentale des enseignants ”. L’enseignant est une personne, 1984, Paris, ESF, pp. 44-51. Les auteurs écrivent, notamment, que  « la population enseignante s’avère être psychiquement en danger » et que « enseigner  aujourd’hui revient à prendre des risques à l’égard de sa santé mentale » (p.45). Edouard Breuse. « Formation des enseignants centrée sur la personne » in L’enseignant est une personne, pp. 144-153, où l’on peut lire que : « être enseignant aujourd’hui est sans conteste un métier plein de risques » (p.144).

[3] Voir : « Stress, usure : de plus en plus d’enseignants craquent » in L’Union (journal régional), vendredi 12 mars 2004.

[4] Voir : Jean-Daniel Rohart « Une expérience de pédagogie interculturelle : prolongements sur le plan de la formation et valeur thérapeutique », in : Recherche et formation, n° 2, 1987, INRP. Et : « La classe comme entité thérapeutique et formatrice », in : Cahiers Binet Simon, 1989, n° 621,  pp. 40-50.

[5] Voir : Marguerite Gentzbittel, Madame le proviseur. Paris, Le Seuil, 1988, p. 130. Ce chef d’établissement parle de « la présente complexité des relations avec les élèves ». Et, page 131, elle évoque ces enseignants qui « se heurtent à des manifestations d’hostilité de plus en plus fréquentes et collectives plutôt qu’individuelles ».

[6] Guy Avanzini (présentation par), Education et pédagogie chez Don Bosco, collection Pédagogie psychosociale, Fleurus, 1989.

[7] Krishnamurti. - Cartas a las escuelas (traduction espagnole de Letters to the schools), Edición Edhasa, Barcelona, 1984 (2 tomes). Et : De l’éducation,  Delachaux et Niestlé,  Neuchâtel-Paris, 1980.

[8]  Karlfried Dürckheim, La percée de l’être ou les étapes de la maturité,  Le courrier du livre, 1971. Voir aussi : Jean-Daniel Rohart, “L’action éducative et les étapes de la maturité”. Contribution à une nouvelle psychopédagogie, in : Cahiers Binet-Simon n° 653, p.p. 39-55, 1997 / n°4 p.p. 39-55.

[9]  Bruno Bettelheim, Le cœur conscient (comment garder son autonomie et parvenir à l’accomplissement de soi dans une civilisation  de masse ?),  Robert Laffont, 1972.

[10]  Mario Regguzoni,  « La différenciation de la fonction enseignante », (considérations sur la base des expériences faites dans le cadre des projets pilotes de la Communauté européenne pour la transition de l’école à la vie active), in Actes du colloque : Enseigner, coopérer, éduquer, organisé par la section des Sciences de l’Education et le LABRATEC, les 20, 21 et 22 mars 1987,  à la Faculté des lettres de Nice, pp. 5-15.


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