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Primum, non nocere. D’abord éviter de
nuire à ses élèves et à soi-même ! Sans doute est-ce là le premier
principe d’ordre général qui devrait guider l’action des enseignants, ainsi que
celle de l’institution scolaire. Mettre en œuvre à l’école un tel principe tiré
du code de déontologie des médecins, est-ce adopter une attitude tiède ou
« un profil bas » ? Est-ce avoir une attitude purement défensive
ou de repli ? Est-ce trahir sa véritable mission de professeur et
d’éducateur ? Est-ce se tromper de rôle et de vocation et confondre ou
mélanger des ordres de réalités étrangers l’un par rapport à l’autre ?
Il semble que l’obligation de
respecter de principe moral, simple à première vue et comme allant de soi,
découle, en fait, de la réalité actuelle de l’école, et constitue un véritable
défi difficile à relever.
Cette attitude professorale faite de
patience et de prudence, ainsi que de respect pour la personne des élèves et pour leur intégrité psychique, est rendue
pour ainsi dire nécessaire par le contexte institutionnel dans lequel nous
développons notre action éducative. Ce contexte institutionnel s’avère, en
effet, être de plus en plus anxiogène
et pathogène, en même temps que
générateur de découragement et de désinvestissement, tant de la part des élèves
que des professeurs. L’enseignant qui ne se contente pas de dispenser des
connaissances et qui est rempli du sens de ses responsabilités envers ses
élèves doit, par son attitude empathique
et par son acceptation inconditionnelle
d’autrui (Carl Rogers) tenter de tempérer le caractère pathogène du milieu
scolaire, en même temps qu’il s’efforce de mettre sur pied, dans ses classes,
une relation d’aide d’inspiration
rogérienne.
Primum,
non nocere, c’est d’abord ne pas nuire aux élèves sur le plan
psychologique, condition sine qua non pour pouvoir ensuite - ou dans le même
temps - les éduquer et les enseigner ;
le métier d’enseignant ne se réduisant pas à l’instruction.
Primum,
non nocere, c’est aussi faire en sorte que le métier d’enseignant ne soit
pas nuisible et déstabilisateur pour l’enseignant lui-même. Or celui qui nuit à
ses élèves, même inconsciemment, reçoit, en retour, de leur part, des blessures
d’ordre narcissique. Et la montée des pulsions sadiques s’accompagne chez
l’enseignant de la montée de l’angoisse. L’attitude professorale, exigeante,
qui nous semble la plus adaptée aux conditions dans lesquelles s’exerce de nos
jours la relation éducative – laquelle est malade – suppose de sa part un difficile parcours d’autoformation et
d’auto-éducation. Aspects que la « philosophie », actuellement à
l’œuvre dans les diverses actions de formation proposées par l’institution,
laisse complètement de côté ou n’encourage guère, par le biais d’initiatives
novatrices, audacieuses et courageuses, celles-là mêmes que la situation
actuelle de l’école (et de la société) semble appeler de toute urgence.
Cette attitude nouvelle suppose
aussi que l’enseignant, désireux de la mettre en œuvre, s’engage dans une sorte
de « psychanalyse » (autoanalyse), processus lent au terme duquel il
sera capable de répondre – en termes existentiels et vivants et non pas
seulement intellectuels – à quelques questions simples, mais
essentielles : Quel rapport est-ce que j’entretiens à ma propre
enfance ? à la matière que
j’enseigne ? à mon métier ? à
mes élèves ? (et à l’adolescence[1]
en général). Quelle est enfin, l’image – demeurée inconsciente la plupart du
temps – que j’ai de l’enseignant idéal ?
L’un des principaux buts de ce
processus « analytique » devrait être aussi d’éliminer, dans toute la
mesure du possible, les formes – conscientes et inconscientes, surtout – que
revêt la culpabilité enseignante,
ainsi que la conscience malheureuse de soi et de sa condition d’enseignant. La
relation éducative est devenue dangereuse pour tous ses acteurs. Exercer le
métier d’enseignant, c’est prendre des risques sur le plan de sa santé mentale
et son équilibre personnel[2].
Aussi le travail d’élucidation de
son vécu professionnel par l’enseignant lui-même, ainsi que l’acquisition d’une
relative « maîtrise » de la dimension inconsciente et
transférentielle de son métier, sont-ils devenus quasiment une nécessité vitale
(éthique ?), si le professeur ne veut pas nuire et à ses élèves et à lui-même. Dans le contexte psychologique
et moral actuel, le fait de « faire la classe », peut déstabiliser
psychologiquement un enseignant. C’est même de plus en plus fréquemment le cas[3].
Mais, c’est aussi – dans certaines
conditions que l’institution devrait s’attacher à cerner et à faire naître –
l’occasion de progresser personnellement dans la connaissance et la maîtrise de
soi, et sur le chemin de l’harmonie et de l’équilibre psychologique.
Comme nous avons tenté de le monter
ailleurs, en nous appuyant sur notre
propre expérience d’enseignant du secondaire (lycée), le fait d’enseigner et de
gérer le groupe-classe (avec sa dynamique et ses inévitables conflits) permet
la théâtralisation des diverses instances psychologiques mises alors en jeu.
La dynamique relationnelle n’est ni
bonne ni mauvaise en soi. Elle contient des éléments potentiellement
destructeurs pour les individus (professeurs et élèves !), mais aussi des
éléments leur permettant de se construire personnellement, s’ils savent gérer
les énergies réveillées circulant au sein du groupe-classe et entre les
individus le composant.
La dynamique relationnelle,
lorsqu’elle est « maîtrisée », ou plutôt vécue avec calme et
détachement (voir l’Indifférence du
philosophe Alain) peut posséder de véritables vertus thérapeutiques et
formatrices. C’est là un fait qu’enseigne l’expérience enseignante [4], pourvu que l’on s’attache à l’observer en
profondeur.
Toutes ces remarques conduisent à
penser que la personnalité équilibrée et épanouie du maître, ainsi que la
lucidité par rapport à soi-même et à son propre fonctionnement en classe, sont,
de nos jours, des atouts majeurs et des
facteurs certains de réussite professionnelle.
La personnalité intégrée et la lucidité peuvent, seules, permettre de
« sauver sa peau », de trouver ou de retrouver un sens à sa pratique sociale et
professionnelle, tout en évitant de nuire
– plus ou moins consciemment – à soi-même et/ou à ses élèves.
Dans ce contexte psychologique
particulier, l’un des tout premiers devoirs éthiques
de l’enseignant est donc de conserver, autant que faire se peut, son équilibre
et sa joie de vivre et d’enseigner. Les élèves apprécient (une brève enquête
auprès des élèves de notre lycée l’a mis en évidence) chez leurs maîtres, l’humour, en tant qu’il permet de
maintenir une certaine distance émotionnelle par rapport aux affects que fait
naître la relation éducative (et ses ratés de plus en plus nombreux !)
dans un contexte de plus en plus agressif
et fait d’incompréhension mutuelle, surtout dans le second cycle[5].
Grâce à son ouverture d’esprit (et
de cœur), grâce à sa disponibilité et à son amour envers les élèves (voir l’Amorevolezza de Don Bosco[6]
ou l’acceptation inconditionnelle d’autrui et L’empathie de Carl Rogers), l’enseignant peut tenter de construire
avec ses élèves (qui cessent d’être vécus comme des « ennemis ») une
relation ayant un sens, et pour eux et pour lui-même, ce qui, il faut bien l’avouer,
est de plus en plus difficile, car l’institution – par sa logique –
contrecarre le plus souvent les efforts
de quelques enseignants engagés dans des « recherches-actions » et
dans des réflexions en profondeur.
Cette démarche
« pédagogique », esquissée ici à grands traits, exige, certes,
beaucoup de l’enseignant. Elle a, aussi, un sens pour lui, et il est – ou il
serait – de son intérêt bien compris de s’y engager. (Pour contraindre aussi
l’institution à s’engager dans la voie de la recherche vraie).
Mais, c’est certain, seule une éthique solide (et non une morale
imposée de l’extérieur et non intériorisée) et des qualités puisées dans la
sphère de l’Etre et de la Personne, peuvent lui permettre de faire face avec courage à la situation, et de trouver
les énergies nécessaires à l’accomplissement d’un tel idéal éducatif et humain.
Pour Krishnamurti que nous citons
approximativement : si l’éducateur ressent cette « responsabilité
sacrée » - responsabilité immense, profonde et belle – il trouvera en lui,
malgré les obstacles, la capacité d’enseigner et la somme d’énergie que cela
requiert. Cette profonde responsabilité – qui ne se confond pas avec une
obligation morale – allumera en lui le feu qui le soutiendra en tant qu’être
humain total et, dans certains cas en tant que véritable maître[7].
Notre situation d’enseignant est
aujourd’hui si terrible que nous sommes conduits, presque inéluctablement, à
retrouver le plan des valeurs et la dimension ontologique et spirituelle
présente dans toute pratique sociale et humaine vraie. Pour parler comme
Karlfried Dürckheim, le quotidien et l’expérience professionnelle peuvent être
considérés comme un exercice, préparant la rencontre avec soi-même et avec
l’essentiel[8].
Parvenus à un seuil, à un degré
absolu d’absurdité qui fait de l’éducation une mission pour ainsi dire
impossible, nous sommes conduits,
d’abord pour survivre, puis pour trouver un sens à notre pratique professionnelle, à changer quasiment de
logique et à nous rattacher à un ordre pour ainsi dire « supérieur » :
celui de l’éthique et de l’ontologie.
Le psychologue Bruno Bettelheim
développait déjà une idée similaire, lorsqu’il écrivait : « En
période de crises graves (…) il peut se produire des situations où les hommes
n’ont le choix qu’entre renoncer à la vie ou parvenir à une intégration
psychologique supérieure »[9].
Sans doute est-ce là le dur privilège des enseignants actuels, lesquels sont
peut-être appelés à jouer un rôle civilisateur et quasiment
« rédempteur » !
Il serait, quoiqu’il en soit, souhaitable
que le métier d’enseignant dans son entier (re) trouve une telle dimension prophétique, ainsi que l’exprimait déjà
Mario Regguzoni au colloque organisé par le Labratec, à Nice en 1987, où il
disait : « Nous croyons ne pas nous tromper en attribuant la crise de
l’école, avant tout au manque de dimension “prophétique” chez les
enseignants »[10].
Les « solutions », technique, idéologique et institutionnelle
(c’est-à-dire bureaucratique et « verticale »), apportées à la crise de l’école ont fait la
preuve de leur inefficacité et même parfois de leur nocivité. L’institution semble incapable de se réformer elle-même
(et d’en haut) sur la base des principes qui sont actuellement les siens.
Seuls des individus (ou des
personnes) mus par des valeurs éthiques
et une solide foi en l’action éducative, et trouvant auprès de l’institution
qu’ils servent une légitime aide
(notamment sur le plan de la formation continue), pourraient permettre au beau
métier d’enseigner – et d’éduquer – et à celui d’apprendre (point de vue des
élèves) de retrouver un sens… Il
faudrait aussi que l’institution révise ses exigences
« prométhéennes » et utopiques à la baisse, gagne en réalisme et en
bon sens (la chose la moins bien partagée du monde) et cesse de fonctionner
dans la démesure et le pathologique. (Madame
le Proviseur parle à ce propos du « fonctionnement caractériel »
de l’école actuelle). Il faudrait qu’elle joue auprès des enseignants un rôle
incitatif en ce qui concerne le développement de leur être et la meilleure
compréhension possible de leur fonctionnement : groupes Balint, Groupes de
Rencontre rogérien, sophrologie, RYE,
(recherche sur le yoga dans l’éducation), méthode Gordon, groupe
d’auto-apprentissage d’Ada Abraham, initiation à l’analyse transactionnelle.
Les modalités de formation puisées dans le champ des sciences humaines et de la
psychologie ne manquent pas. Les nombreuses et belles recherches menées dans ce
sens pourraient faciliter le travail, l’inventivité et la créativité de
l’institution !
Il faudrait, enfin, que cette
dernière aide les professeurs à définir et à vivre des valeurs, ce qui suppose
qu’elle soit elle-même animée par un esprit, une philosophie de l’éducation et une éthique, et non par de simples principes moraux et/ou idéologiques,
souvent aussi « généreux » qu’irréalistes et inefficaces, pour ne pas
dire destructeurs et nuisibles.
Contact
Jean-Daniel ROHART
51100 Reims
jeandanielrohart@hotmail.com
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