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L’idée est parfois avancée que la classe peut être le lieu de la
théâtralisation des instances psychologiques vivant chez les enseignants et
leurs élèves, une
occasion privilégiée et difficile de faire dialoguer, après les avoir
objectivées, ces instances qui entretiennent entre elles des relations plus ou
moins harmonieuses, tendues ou conflictuelles.
La classe serait, dans cette perspective, la possibilité postulée de la
réalisation de soi (et des autres) et du dépassement de ses difficultés
personnelles. Le fait de « faire la classe » aurait une valeur à la
fois formatrice et « thérapeutique », ainsi que j’ai tenté de le
monter ailleurs, en m’appuyant sur ma propre expérience enseignante.
C’est un peu la même idée qu’exprime, à sa façon, notre collègue Maurice MASCHINO, lorsqu’il écrit : « Et nous, rien
qu’à les - les représente les élèves -
voir, même énervés, ça nous enchante. Parce que nous avons besoin d’eux,
absolument. Besoin de leur ignorance pour nous persuader de notre science, de
leur “sottise” pour mettre en valeur notre “intelligence”, de leurs résistances
pour les briser et nous convaincre de notre force, de l’admiration de certains
pour flatter notre narcissisme, de leur immaturité pour nous cacher la
nôtre ».
Ce discours semble être la réplique de celui que tiennent, sur un ton, il
est vrai, plus assorti d’espoir, certains psychologues actuels spécialisés dans
l’étude scientifique du vécu-intérieur des enseignants.
Nous ne pensons pas, personnellement, que l’ignorance des élèves puisse servir
de repoussoir à la nôtre, car ce flot montant de l’ignorance ainsi que la
propagation d’une culture médiatique creuse, superficielle et sans âme, nous
interpelle, en tant qu’enseignant, dans la mesure où nous nous en sentons,
malgré nous et sans doute à tort, un peu responsable : le même MASCHINO écrit ailleurs que les enseignants ont
les élèves qu’ils méritent.
Mais le sentiment agaçant que nous pouvons avoir d’être impuissants face
à cette situation, ainsi que toujours en-deça de nos possibilités
intellectuelles, avec des élèves souvent « ignares » et
« sots », en effet, peut trouver une compensation, dans le fait que
la relation enseignante peut jouer parfois une fonction équilibrante, voire
thérapeutique, pour l’enseignant déçu ou en difficulté (et pour les
élèves ?) : « … une société qui véhicule des valeurs négatives,
risque fort, en dénigrant la mission de l’enseignant, de l’inhiber. Ne se
plaisant plus à lui-même, il risque la dépression, à moins de s’accrocher à sa
classe qu’il peut alors vivre comme une entité thérapeutique ».
MASCHINO parle de la
« victoire » remportée par le professeur sur les résistances des
élèves, et si le mot « briser » qu’il emploie peut suggérer l’idée
d’un certain sadisme (parfois existant, en effet, chez certains collègues),
cette victoire peut aussi, dans certains cas, être bénéfique pour les deux
partenaires de la relation éducative : élève et professeur.
Il ne s’agit, en aucun cas, de confondre le cours avec une séance
d’analyse plus ou moins « sauvage », mais si l’enseignant parvient à
faire prendre conscience de sa situation psychologique, à une élève
particulièrement dépourvue de toute notion de ses propres limites, il lui aura,
modestement mais certainement, rendu service. Et l’on sait qu’un nombre élevé
d’enfants et d’adolescents sont, de nos jours, cruellement dépourvus de
Sur-Moi : « Comme un grand nombre d’enfants n’acquièrent plus un sens
moral absolu ni à la maison, ni dans leur communauté, et qu’ils n’agissent pas
en fonction du principe de réalité, notre problème, actuellement, consiste à
savoir comment il convient de se servir de leurs expériences éducatives pour
réorganiser leur monde intérieur et leur personnalité, afin qu’ils puissent
adopter les attitudes qui leur permettront de devenir des individus
convenablement instruits grâce à leur travail scolaire ».
Les résistances des élèves peuvent, inversement, faire prendre conscience
à un enseignant de ses propres limites, de ses défauts et de ses insuffisances.
L’enseignant sadique, par exemple, ressentira, en « pratiquant » son
sadisme plus ou moins latent, la révolte des élèves. Il ressentira « la
montée angoissante des pulsions sadiques »,
l’angoisse apparaissant comme un « châtiment », ou plutôt un
symptôme, susceptible, s’il en prend conscience, de lui assurer à l’avenir, un
fonctionnement psychologique plus harmonieux.
Le parallèle établi entre l’activité du psychologue et celle de
l’enseignant, peut paraître abusif, dangereux ou révélateur d’une
« déviation » psychologisante, mais les propos de P. SIVADON, psychiatre s’occupant d’enseignants
en difficulté, nous semblent propres à lever toute ambiguïté et à clarifier les
choses : « On est parfois étonné de la parenté, voire de la
similitude des méthodes employées par les éducateurs et par les psychiatres.
Quoi de plus naturel cependant, puisque les uns et les autres cherchent à
mettre en œuvre des fonctions encore fragiles ; pour les uns, parce
qu’elles sont naissantes, pour les autres, parce qu’elle sont
détériorées ».
Pour revenir à l’exemple de l’enseignant sadique, nous voulons dire que,
vivant ou théâtralisant son sadisme, ce dernier provoquera forcément en retour
des défenses et des résistances de la part des élèves « sadisés »,
sous forme d’agressivité, par exemple. Il sentira par contre-coup, la montée
d’une certaine angoisse qui semble être là, comme naturellement, pour limiter
un sadisme (trop) naturel, lui aussi, mais à condition qu’il reste à
l’intérieur de certaines limites.
Il arrive, inversement, que les élèves « sadisent » leur
professeur, et le fait que surgisse cette situation « anormale »,
peut aider le professeur à en prendre conscience et à la dépasser. Son
équilibre peut certes être un moment menacé, mais s’il parvient à résoudre la
difficulté rencontrée, il sera devenu plus fort psychologiquement. Et, comme
l’écrit Jacques LESOURNE : « Au
terme d’une longue et douloureuse transition au cours de laquelle la profession
a été presque sinistrée, les enseignants se retrouvent aujourd’hui plus
aguerris, plus disposés à faire face aux rudes réalités de leur métier, plus
proches que jamais d’une jeunesse en difficulté ».
Le fait que l’enseignant ait constamment à poser des limites aux désirs
infantiles de ses élèves, peut aussi, dans certains cas, l’aider à mettre un
terme (ou des limites) à ses propres désirs infantiles encore trop
« vivaces » : « adultifiant » la relation qu’il
entretient avec ses élèves, l’enseignant peut aussi devenir
« adulte » lui-même, ou en tout cas amorcer un dialogue constructif
entre l’enfant (Puer-Eternus) qui sommeille encore (et normalement) en lui et
son Moi adulte : « Car il y a dans l’adulte un enfant, un enfant éternel
toujours en état de devenir, jamais terminé, qui aurait un besoin constant de
soins, d’attention et d’éducation. C’est cette partie de la personnalité
humaine qui voudrait se développer en totalité. Or l’homme de notre temps est à
une distance astronomique de cette totalité. Dans l’obscur pressentiment de ce
qui lui fait défaut, il s’empare de l’éducation de l’enfant, il s’enthousiasme
pour la psychologie infantile parce qu’il aime à supposer que dans sa propre
éducation et le développement de son enfance quelque chose doit avoir marché de
travers, quelque chose qui pourrait être extirpé dans la génération
prochaine ».
Toutes nos constatations vont bien dans le sens de ce que dit Maurice MASCHINO lorsqu’il écrit que, les professeurs
« nous avons besoin des élèves », même s’il n’en tire pas, à notre
avis, tous les enseignements et tous les bénéfices possibles.
« Brisant » des résistances (plus ou moins pathologiques), le
professeur peut, c’est sûr, prendre conscience de sa « force »
psychologique, ou celle-ci peut naître et surgir peu à peu de cette sorte
d’affrontement « thérapeutique » au sens large, ainsi que nous le
relatons ailleurs en nous appuyant sur notre propre expérience vécue.
Une chose est certaine, lorsque l’enseignant parvient à stabiliser sa
relation aux élèves d’une classe et à faire naître une certaine harmonie entre
lui et les adolescents (harmonie qui résulte d’un dialogue lui-même plus ou
moins harmonieux entre toutes les instances psychologiques mises en jeu dans un
groupe-classe), le cours est vécu par tous comme une sorte de
« plaisir », de par ses vertus stabilisantes et constructrices de la
personnalité de chacun.
Lorsque le professeur a réussi à « pacifier » les relations
professeur-élèves, un certain climat de calme et de confiance s’installe, et
les élèves, ayant un peu maîtrisé, pour un instant, l’angoisse propre à leur
âge, et ce grâce à leur « prof », lui en sont comme
« reconnaissants » : ils ont, en tout cas, une certaine
confiance en lui, alors que lorsque nous n’arrivons pas à maîtriser la relation
éducative et à donner aux élèves ce qu’ils attendent plus ou moins consciemment
sur le plan psychologique, ils nous en « veulent » et se vengent avec
les armes de « potaches » déçus : chahut, résistance passive,
etc. Ce reproche est sans doute dû au fait que nous n’avons pas réussi à faire
naître, chez nos élèves, le calme auquel ils aspirent, parfois sans le savoir,
pour pouvoir étudier, certes, mais aussi pour pouvoir se construire
psychologiquement.
C’est sans doute ce qui explique cette espèce de respect et d’admiration
que ressentent les élèves (et qui nous semblaient autrefois incompréhensibles)
pour les « profs sévères » et qui « savent se faire
respecter ». Quand les élèves chahutent en classe, ils en veulent à leur
« prof » de les laisser ainsi chahuter, c’est-à-dire, tomber sous le
coup des pulsions destructrices, sadiques et de désordre qui parfois et malgré
eux les agitent. C’est ainsi que certains élèves réclament une
« punition » à leur professeur : « Bref, après avoir
longuement tourné autour du pot, (les élèves) en vinrent à ce qui les
tracassait : ils ne travaillaient pas assez et c’était de ma faute. Ils
demandaient un contrôle sévère des absences, des interrogations écrites
fréquentes et draconiennes, des dates fixes pour la remise des devoirs, des
sanctions disciplinaires pour les récalcitrants, dont eux, une pluie de notes,
féroces au besoin. »
Notre collègue Claude DUNETON nous
rapporte aussi le cas de Maud, une élève très agitée, envers laquelle il
faisait preuve de beaucoup d’indulgence : « Pourquoi vous m’engueulez
pas m’sieur ? (…). Elle n’était pas sûre, elle se méfait (…). Ma
mansuétude l’inquiétait ».
Ecoutons ce que dit ALAIN (qui
connaissait les enfants) à propos du désordre en classe : « L’enfant
est à l’état sauvage (…). La première pensée qui peut éclairer le maître, en
cette situation difficile, c’est qu’il n’y a point de méchanceté en ces
désordres, ni même de pensée. Ce sont des effets physiques, qui résultent du
nombre. Cette pensée, si on la suit, conduira à un genre d’indulgence et aussi
à un genre de sévérité. Car il ne s’agit nullement ici de penser ni de
juger ; il s’agit d’empêcher. Et si le maître agit ainsi qu’une force
physique, directement opposée au désordre, il triomphera promptement ».
Mais cette mobilisation par l’enseignant de son énergie et de sa « force
physique » et animale, suppose qu’il ait la santé et que celle-ci ne soit
pas constamment menacée par des conditions objectives de travail aussi
désastreuses que celles qui lui sont faites dans l’Ecole actuelle.
Maurice MASCHINO, un peu défaitiste
peut-être, ou exagérément critique vis-à-vis de ses collègues, écrit que
l’immaturité des élèves est une bonne chose, en ce qu’elle nous permet, à nous
enseignants, de « cacher » la nôtre. Des cas existent aussi où
l’immaturité des élèves (un peu légitime, au fond, étant donné leur âge) aide
l’enseignant à dépasser sa propre immaturité ou à vaincre son infantilisme,
infantilisme dont l’auteur de Vos enfants ne m’intéressent plus, fait un
trait psychologique constitutif de la personnalité enseignante. (« On
infantilise, écrit-il, qu’un être déjà (ou encore) infantile. Que ceux-là
soient légions dans la profession, c’est certain ».
Notre collègue aborde ce point de l’infantilisme des enseignants à propos
de l’inspection dont il dit, entre autre, qu’elle ne fait que réactiver un
infantilisme latent chez beaucoup d’enseignants.
On pourrait aussi envisager les choses sous un angle plus constructif, en
disant que l’inspection peut parfois avoir le mérite – à son insu d’ailleurs –
de permettre aux enseignants de dialoguer avec des instances de nature
surmoïque et de se situer par rapport au pouvoir (qui peut être arbitraire,
dans certains cas) et à La loi du Père, incarnée plus ou moins consciemment par
les inspecteurs.
L’inspection peut être l’occasion (en plus de sa bien problématique
fonction pédagogique !) pour un enseignant vivant ses relations à
l’autorité sous un jour un peu infantile (peurs fantasmatiques) de dépasser ces
difficultés, en apprenant à négocier (psychologiquement) avec cette image de
Père (fouettard ?) que représente l’inspecteur aux yeux des inspectés et
ce, de façon plus ou moins fantasmatique, car il est des inspecteurs
charmants ! ainsi, que le dit Suzanne CITRON,
dans L’Ecole bloquée.
S’étant situé par rapport à cette autorité (laquelle acquiert alors et à
son insu, parfois, une sorte de légitimité fondée sur son « utilité »
psychologique et sa fonction structurante ou révélatrice d’une fonction
paternelle défaillante ou en sourdine), l’enseignant pourra mieux vivre et
maîtriser sa relation (d’autorité) à ses propres élèves, relation où c’est lui
qui « figure » le Père.
Nous disons que l’inspecteur joue ce rôle (bénéfique) à son insu (le plus
souvent), parce que ce qui est en jeu, ce sont des images archétypiques (voir
la notion jungienne d’Archétype
qui vivent de toute Eternité, pourrait-on dire, et que les relations (parfois
conflictuelles) avec des images de père (de mauvais-pères) viennent réactiver
en nous, en une dynamique qui peut s’avérer bénéfique pour l’individu.
La lecture de Carl ROGERS pourrait
nous aider, nous enseignants,
à tracer les contours d’une relation « idéale » à cette figure
d’autorité que représente pour nous l’inspecteur : « Si cette
personne (qui fonctionne pleinement) aborde une nouvelle situation, par exemple
la rencontre avec une figure d’autorité, elle ne peut pas prédire quel sera son
comportement. Tout dépend du comportement de cette figure d’autorité, d’une
part, et de ses propres réactions internes immédiates, et de ses désirs, etc.,
d’autre part. Elle peut être certaine qu’elle se comportera d’une
manière appropriée, mais elle ignore encore ce qu’elle fera ».
La relation de l’enseignant envers l’inspecteur est imprévisible, estime
donc Carl ROGERS, mais il n’en reste pas
moins que l’on peut avancer l’idée que le comportement adapté, dans ce genre de
situations, est fondé sur la capacité de l’enseignant à s’adapter à des vécus
forcément changeants, tout en restant fidèle à sa dynamique psychique propre et
en refusant le comportement agressif toutes les fois que l’agressivité n’est
pas nécessaire.
En conclusion, Carl ROGERS définit
l’attitude adaptée de la personne « fonctionnant pleinement » comme
essentiellement créatrice et jamais conformiste.
L’inspection, de même que la relation professeur-élèves (maîtrisée) peut
donc avoir une valeur « thérapeutique », laquelle ne réhabilite
certes pas une institution défaillante et inutile (voire nuisible) du point de
vue pédagogique, mais en limite en tout cas les effets négatifs et destructeurs
sur le plan psychologique.
Dans certains cas, l’inspection est en effet destructrice,
psychologiquement ; l’inspecteur « provoque l’anxiété, sème le
désarroi. Il est dans le corps enseignant un agent de désordre mental
profond » (L’enseignant est une personne, page 60).
L’inspection bloque et inhibe tout esprit d’innovation pédagogique.
Ecoutons à ce propos ce qu’écrit Michel LOBROT,
dans La pédagogie institutionnelle :
« J’affirme et je suis prêt à le prouver, que 90 % des activités des
enseignants sont dictées par la crainte de se voir sanctionner, juger,
condamner par un inspecteur (…) qui émettra une opinion après avoir assisté à
une malheureuse heure de cours… Une telle crainte, dont on peut sourire, mais
qui existe, paralyse en réalité l’enseignant et empêche les quelques velléités
qu’il pourrait avoir de chercher des méthodes plus efficaces, un rapport
différent avec les élèves, un esprit nouveau ».
La citation de MASCHINO rapportée
plus haut a aussi le mérite d’évoquer le plan narcissique de la relation
professeur-élèves.
Que les élèves aient besoin d’être narcissisés par leur professeur, cela
se comprend aisément : ils sont, par rapport à lui, toute proportion
gardée, dans la situation d’un enfant par rapport à son père.
Le maître qui chercherait à tirer profit de cette situation de
« supériorité », en captant la Loi du Père, comme disent les
psychologues, ne pourrait que nuire à l’enfant, en apparaissant à ses yeux
comme une sorte d’être supérieur (un dieu ?) auquel il lui serait
impossible de s’identifier, puisqu’il serait dans l’incapacité de lui
ressembler ou de le dépasser. L’enfant ne pourrait « aimer » ou
apprécier un tel enseignant, or comme le rappelle ALAIN :
« Je ne vois pas que l’enfant puisse s’élever sans admiration et sans
vénération »,
le tout étant que cette « vénération » ne soit pas excessive et ne
porte pas ombrage à l’enfant en train de se développer sur le plan
psychologique. L’enfant se sentant « écrasé » par un professeur lui
apparaissant comme dominateur ne peut le dépasser que dans l’excès (le
pathologique), le « prendre en grippe » et chercher à se
« venger » de lui, en le chahutant, par exemple.
C’est pourquoi l’enseignant doit veiller à narcissiser ses élèves (par de
petits compliments, des notes – pourquoi pas, après tout ! – etc.) et leur
permettre de s’identifier à lui, en ne leur proposant pas des buts à atteindre
supérieurs à leurs possibilités (intellectuelle et affective) du moment, ce qui
suppose, de la part de l’enseignant, une grande attention aux progrès (et aux
difficultés) réalisés par ses élèves et une adaptation constante à leurs
possibilités présentes : « Tout l’art est à graduer les épreuves et à
mesurer les efforts ; car la grande affaire est de donner à l’enfant une
haute idée de sa puissance, et de le soutenir par des victoires ; mais il
n’est pas moins important que ces victoires soient pénibles, et remportées sans
aucun secours étranger ».
ALAIN n’hésite pas à parler de
« l’art de graduer les épreuves » ! C’est que les choses ne sont
pas simples, en effet, et un enseignant capable d’une telle attention (avec des
groupes de 40 élèves !), d’une telle maîtrise de soi,
d’une telle connaissance des « lois » régissant la vie et les
échanges au sein des groupes, n’est sans doute pas né, ou, comme l’écrit notre
collègue Claude DUNETON, avec une
certaine ironie : « Il n’y a d’enseignants véritables que les
missionnaires. C’est ce qu’étaient les bons maîtres nos prédécesseurs ».
Alfred ADLER, comme ALAIN, considère que l’action éducative est un
Art.
En fait, le professeur mu par « l’esprit-curé » et le dévouement
poussé jusqu’à l’oubli complet de soi-même, n’est sans doute pas un enseignant
« véritable ». Les relations véritables sont plutôt celles qui se
nourrissent d’un échange perpétuel,
d’un don narcissique qui joue dans les deux sens et où l’on doit être, tour à
tour, celui qui « offre » et gratifie, (fait « don » de sa
personne et de son savoir) et celui qui reçoit et est gratifié (sur le plan
narcissique).
L’enseignant qui s’en sort est celui qui est narcissisé par ses élèves.
Celui qui suscite un légitime respect, une identification raisonnable et une
émulation au savoir. Celui qui, étouffant en lui tout sentiment inutile de
culpabilité (consciente ou inconsciente) garde de lui-même – envers et contre
tout (et tous !) – une image positive en tant qu’enseignant et en tant que
personne. De l’avis même des psychologues spécialisés dans l’étude du
vécu-intérieur des enseignants, le professeur, s’il ne se plaît plus à lui-même,
« risque la dépression » ; Michael BALINT
parle, quant à lui, du « réapprovisionnement narcissique ».
Les conditions optimales ou idéales susceptibles de favoriser le plein
épanouissement des enseignants et leur réalisation sur le plan professionnel,
ne sont que très rarement présentes dans la réalité et la pratique éducative
quotidienne. L’enseignant actuel reçoit en fait beaucoup de blessures
narcissiques : image sociale de la fonction enseignante complètement
dévalorisée, critiques plus ou moins malveillantes de l’inspecteur, ce
« délégué de la pédagogie abstraite » (ALAIN),
désir de nuire de certains parents d’élèves, élèves rendus hargneux par leurs
problèmes et leur échec sur le plan scolaire, etc.
Quoiqu’il en soit des énormes difficultés de la condition enseignante, le
fait que se profile à l’horizon (et se vive et se réalise ponctuellement, dans
certains cas) la fonction « thérapeutique » (ou dispensatrice de
joies) des rapports professeur-élèves, est susceptible de redonner un sens au
(beau) métier d’enseigner, aujourd’hui tant décrié et « boudé » par
les jeunes en âge de choisir un métier. (Cf l’article de Brigitte SEUX : Europe : le métier
d’enseignant n’a plus la côte, Le Figaro, 28.09.88). Le problème qui,
évidemment, se pose est celui de la formation (ou de la non-formation !)
des enseignants, car pour que le groupe-classe puisse jouer au mieux cette
fonction thérapeutique et être vécu par (presque) tous, comme une véritable
entité thérapeutique, il faut que l’enseignant ait acquis des connaissances sur
les « lois » et les processus inconscients en jeu dans la relation
éducative, afin qu’il puisse la comprendre, la maîtriser, la vivre et
l’orienter dans le meilleur sens possible pour tous. Il faut qu’il puisse
répondre aux questions : « Qu’est-ce que mon désir d’enseigner à des
jeunes ? Quelles sont mes attentes vis-à-vis de cette profession ?
Quels sont mes rapports personnels à la discipline que j’enseigne ? Quelle
est ma représentation intériorisée de l’enseignant idéal ?
Alfred ADLER, le disciple de FREUD qui, sans doute, s’est le plus intéressé
aux problèmes de l’Ecole et de l’Education, écrit, dans Ecole et psychologie
individuelle comparée : « Une science pédagogique
développée jusqu’à un certain degré ne saurait se contenter de s’occuper de
certains défauts ; elle doit penser à leur prophylaxie. Il est de grande
importance que l’enseignant dispose d’une connaissance psychologique vivante et
efficace » (pages 47-48).
Tout en évitant l’écueil d’une excessive psychologisation en matière d’éducation
et d’école, il faut intégrer les leçons de la psychologie des profondeurs.
C’est, en tout cas, le « message » qu’en tant qu’enseignant nous ont
donné des hommes comme Carl Gustav JUNG,
Carl ROGERS, Bruno BETTELHEIM, Abraham MASLOW, Michael BALINT,
Alfred ADLER, et tant d’autres…
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