La classe, entité thérapeutique

 

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 La classe comme entité thérapeutique et formatrice

Par Jean-Daniel Rohart

                                             In : Le Binet-Simon (Faut-il supprimer la classe ?), 1989, n° 621-IV, p.40-50.


L’idée est parfois avancée que la classe peut être le lieu de la théâtralisation des instances psychologiques vivant chez les enseignants et leurs élèves[1], une occasion privilégiée et difficile de faire dialoguer, après les avoir objectivées, ces instances qui entretiennent entre elles des relations plus ou moins harmonieuses, tendues ou conflictuelles.

La classe serait, dans cette perspective, la possibilité postulée de la réalisation de soi (et des autres) et du dépassement de ses difficultés personnelles. Le fait de « faire la classe » aurait une valeur à la fois formatrice et « thérapeutique », ainsi que j’ai tenté de le monter ailleurs, en m’appuyant sur ma propre expérience enseignante[2]. C’est un peu la même idée qu’exprime, à sa façon, notre collègue Maurice MASCHINO[3], lorsqu’il écrit : « Et nous, rien qu’à les - les représente les élèves -  voir, même énervés, ça nous enchante. Parce que nous avons besoin d’eux, absolument. Besoin de leur ignorance pour nous persuader de notre science, de leur “sottise” pour mettre en valeur notre “intelligence”, de leurs résistances pour les briser et nous convaincre de notre force, de l’admiration de certains pour flatter notre narcissisme, de leur immaturité pour nous cacher la nôtre ».

Ce discours semble être la réplique de celui que tiennent, sur un ton, il est vrai, plus assorti d’espoir, certains psychologues actuels spécialisés dans l’étude scientifique du vécu-intérieur des enseignants[4]. Nous ne pensons pas, personnellement, que l’ignorance des élèves puisse servir de repoussoir à la nôtre, car ce flot montant de l’ignorance ainsi que la propagation d’une culture médiatique creuse, superficielle et sans âme, nous interpelle, en tant qu’enseignant, dans la mesure où nous nous en sentons, malgré nous et sans doute à tort, un peu responsable : le même MASCHINO écrit ailleurs que les enseignants ont les élèves qu’ils méritent.

Mais le sentiment agaçant que nous pouvons avoir d’être impuissants face à cette situation, ainsi que toujours en-deça de nos possibilités intellectuelles, avec des élèves souvent « ignares » et « sots », en effet, peut trouver une compensation, dans le fait que la relation enseignante peut jouer parfois une fonction équilibrante, voire thérapeutique, pour l’enseignant déçu ou en difficulté (et pour les élèves ?) : « … une société qui véhicule des valeurs négatives, risque fort, en dénigrant la mission de l’enseignant, de l’inhiber. Ne se plaisant plus à lui-même, il risque la dépression, à moins de s’accrocher à sa classe qu’il peut alors vivre comme une entité thérapeutique »[5].

MASCHINO parle de la « victoire » remportée par le professeur sur les résistances des élèves, et si le mot « briser » qu’il emploie peut suggérer l’idée d’un certain sadisme (parfois existant, en effet, chez certains collègues), cette victoire peut aussi, dans certains cas, être bénéfique pour les deux partenaires de la relation éducative : élève et professeur.

Il ne s’agit, en aucun cas, de confondre le cours avec une séance d’analyse plus ou moins « sauvage », mais si l’enseignant parvient à faire prendre conscience de sa situation psychologique, à une élève particulièrement dépourvue de toute notion de ses propres limites, il lui aura, modestement mais certainement, rendu service. Et l’on sait qu’un nombre élevé d’enfants et d’adolescents sont, de nos jours, cruellement dépourvus de Sur-Moi : « Comme un grand nombre d’enfants n’acquièrent plus un sens moral absolu ni à la maison, ni dans leur communauté, et qu’ils n’agissent pas en fonction du principe de réalité, notre problème, actuellement, consiste à savoir comment il convient de se servir de leurs expériences éducatives pour réorganiser leur monde intérieur et leur personnalité, afin qu’ils puissent adopter les attitudes qui leur permettront de devenir des individus convenablement instruits grâce à leur travail scolaire »[6].

Les résistances des élèves peuvent, inversement, faire prendre conscience à un enseignant de ses propres limites, de ses défauts et de ses insuffisances. L’enseignant sadique, par exemple, ressentira, en « pratiquant » son sadisme plus ou moins latent, la révolte des élèves. Il ressentira « la montée angoissante des pulsions sadiques »[7], l’angoisse apparaissant comme un « châtiment », ou plutôt un symptôme, susceptible, s’il en prend conscience, de lui assurer à l’avenir, un fonctionnement psychologique plus harmonieux.

Le parallèle établi entre l’activité du psychologue et celle de l’enseignant, peut paraître abusif, dangereux ou révélateur d’une « déviation » psychologisante, mais les propos de P. SIVADON, psychiatre s’occupant d’enseignants en difficulté, nous semblent propres à lever toute ambiguïté et à clarifier les choses : « On est parfois étonné de la parenté, voire de la similitude des méthodes employées par les éducateurs et par les psychiatres. Quoi de plus naturel cependant, puisque les uns et les autres cherchent à mettre en œuvre des fonctions encore fragiles ; pour les uns, parce qu’elles sont naissantes, pour les autres, parce qu’elle sont détériorées »[8].

Pour revenir à l’exemple de l’enseignant sadique, nous voulons dire que, vivant ou théâtralisant son sadisme, ce dernier provoquera forcément en retour des défenses et des résistances de la part des élèves « sadisés », sous forme d’agressivité, par exemple. Il sentira par contre-coup, la montée d’une certaine angoisse qui semble être là, comme naturellement, pour limiter un sadisme (trop) naturel, lui aussi, mais à condition qu’il reste à l’intérieur de certaines limites.

Il arrive, inversement, que les élèves « sadisent » leur professeur, et le fait que surgisse cette situation « anormale », peut aider le professeur à en prendre conscience et à la dépasser. Son équilibre peut certes être un moment menacé, mais s’il parvient à résoudre la difficulté rencontrée, il sera devenu plus fort psychologiquement. Et, comme l’écrit Jacques LESOURNE : « Au terme d’une longue et douloureuse transition au cours de laquelle la profession a été presque sinistrée, les enseignants se retrouvent aujourd’hui plus aguerris, plus disposés à faire face aux rudes réalités de leur métier, plus proches que jamais d’une jeunesse en difficulté »[9].

Le fait que l’enseignant ait constamment à poser des limites aux désirs infantiles de ses élèves, peut aussi, dans certains cas, l’aider à mettre un terme (ou des limites) à ses propres désirs infantiles encore trop « vivaces » : « adultifiant » la relation qu’il entretient avec ses élèves, l’enseignant peut aussi devenir « adulte » lui-même, ou en tout cas amorcer un dialogue constructif entre l’enfant (Puer-Eternus) qui sommeille encore (et normalement) en lui et son Moi adulte : « Car il y a dans l’adulte un enfant, un enfant éternel toujours en état de devenir, jamais terminé, qui aurait un besoin constant de soins, d’attention et d’éducation. C’est cette partie de la personnalité humaine qui voudrait se développer en totalité. Or l’homme de notre temps est à une distance astronomique de cette totalité. Dans l’obscur pressentiment de ce qui lui fait défaut, il s’empare de l’éducation de l’enfant, il s’enthousiasme pour la psychologie infantile parce qu’il aime à supposer que dans sa propre éducation et le développement de son enfance quelque chose doit avoir marché de travers, quelque chose qui pourrait être extirpé dans la génération prochaine »[10].

Toutes nos constatations vont bien dans le sens de ce que dit Maurice MASCHINO lorsqu’il écrit que, les professeurs « nous avons besoin des élèves », même s’il n’en tire pas, à notre avis, tous les enseignements et tous les bénéfices possibles.

« Brisant » des résistances (plus ou moins pathologiques), le professeur peut, c’est sûr, prendre conscience de sa « force » psychologique, ou celle-ci peut naître et surgir peu à peu de cette sorte d’affrontement « thérapeutique » au sens large, ainsi que nous le relatons ailleurs en nous appuyant sur notre propre expérience vécue[11].

Une chose est certaine, lorsque l’enseignant parvient à stabiliser sa relation aux élèves d’une classe et à faire naître une certaine harmonie entre lui et les adolescents (harmonie qui résulte d’un dialogue lui-même plus ou moins harmonieux entre toutes les instances psychologiques mises en jeu dans un groupe-classe), le cours est vécu par tous comme une sorte de « plaisir », de par ses vertus stabilisantes et constructrices de la personnalité de chacun.

Lorsque le professeur a réussi à « pacifier » les relations professeur-élèves, un certain climat de calme et de confiance s’installe, et les élèves, ayant un peu maîtrisé, pour un instant, l’angoisse propre à leur âge, et ce grâce à leur « prof », lui en sont comme « reconnaissants » : ils ont, en tout cas, une certaine confiance en lui, alors que lorsque nous n’arrivons pas à maîtriser la relation éducative et à donner aux élèves ce qu’ils attendent plus ou moins consciemment sur le plan psychologique, ils nous en « veulent » et se vengent avec les armes de « potaches » déçus : chahut, résistance passive, etc. Ce reproche est sans doute dû au fait que nous n’avons pas réussi à faire naître, chez nos élèves, le calme auquel ils aspirent, parfois sans le savoir, pour pouvoir étudier, certes, mais aussi pour pouvoir se construire psychologiquement.

C’est sans doute ce qui explique cette espèce de respect et d’admiration que ressentent les élèves (et qui nous semblaient autrefois incompréhensibles) pour les « profs sévères » et qui « savent se faire respecter ». Quand les élèves chahutent en classe, ils en veulent à leur « prof » de les laisser ainsi chahuter, c’est-à-dire, tomber sous le coup des pulsions destructrices, sadiques et de désordre qui parfois et malgré eux les agitent. C’est ainsi que certains élèves réclament une « punition » à leur professeur : « Bref, après avoir longuement tourné autour du pot, (les élèves) en vinrent à ce qui les tracassait : ils ne travaillaient pas assez et c’était de ma faute. Ils demandaient un contrôle sévère des absences, des interrogations écrites fréquentes et draconiennes, des dates fixes pour la remise des devoirs, des sanctions disciplinaires pour les récalcitrants, dont eux, une pluie de notes, féroces au besoin[12]. »

Notre collègue Claude DUNETON nous rapporte aussi le cas de Maud, une élève très agitée, envers laquelle il faisait preuve de beaucoup d’indulgence : « Pourquoi vous m’engueulez pas m’sieur ? (…). Elle n’était pas sûre, elle se méfait (…). Ma mansuétude l’inquiétait »[13]. Ecoutons ce que dit ALAIN (qui connaissait les enfants) à propos du désordre en classe : « L’enfant est à l’état sauvage (…). La première pensée qui peut éclairer le maître, en cette situation difficile, c’est qu’il n’y a point de méchanceté en ces désordres, ni même de pensée. Ce sont des effets physiques, qui résultent du nombre. Cette pensée, si on la suit, conduira à un genre d’indulgence et aussi à un genre de sévérité. Car il ne s’agit nullement ici de penser ni de juger ; il s’agit d’empêcher. Et si le maître agit ainsi qu’une force physique, directement opposée au désordre, il triomphera promptement »[14]. Mais cette mobilisation par l’enseignant de son énergie et de sa « force physique » et animale, suppose qu’il ait la santé et que celle-ci ne soit pas constamment menacée par des conditions objectives de travail aussi désastreuses que celles qui lui sont faites dans l’Ecole actuelle[15].

Maurice MASCHINO, un peu défaitiste peut-être, ou exagérément critique vis-à-vis de ses collègues, écrit que l’immaturité des élèves est une bonne chose, en ce qu’elle nous permet, à nous enseignants, de « cacher » la nôtre. Des cas existent aussi où l’immaturité des élèves (un peu légitime, au fond, étant donné leur âge) aide l’enseignant à dépasser sa propre immaturité ou à vaincre son infantilisme, infantilisme dont l’auteur de Vos enfants ne m’intéressent plus, fait un trait psychologique constitutif de la personnalité enseignante. (« On infantilise, écrit-il, qu’un être déjà (ou encore) infantile. Que ceux-là soient légions dans la profession, c’est certain »[16].

Notre collègue aborde ce point de l’infantilisme des enseignants à propos de l’inspection dont il dit, entre autre, qu’elle ne fait que réactiver un infantilisme latent chez beaucoup d’enseignants.

On pourrait aussi envisager les choses sous un angle plus constructif, en disant que l’inspection peut parfois avoir le mérite – à son insu d’ailleurs – de permettre aux enseignants de dialoguer avec des instances de nature surmoïque et de se situer par rapport au pouvoir (qui peut être arbitraire, dans certains cas) et à La loi du Père, incarnée plus ou moins consciemment par les inspecteurs.

L’inspection peut être l’occasion (en plus de sa bien problématique fonction pédagogique !) pour un enseignant vivant ses relations à l’autorité sous un jour un peu infantile (peurs fantasmatiques) de dépasser ces difficultés, en apprenant à négocier (psychologiquement) avec cette image de Père (fouettard ?) que représente l’inspecteur aux yeux des inspectés et ce, de façon plus ou moins fantasmatique, car il est des inspecteurs charmants ! ainsi, que le dit Suzanne CITRON, dans L’Ecole bloquée[17].

S’étant situé par rapport à cette autorité (laquelle acquiert alors et à son insu, parfois, une sorte de légitimité fondée sur son « utilité » psychologique et sa fonction structurante ou révélatrice d’une fonction paternelle défaillante ou en sourdine), l’enseignant pourra mieux vivre et maîtriser sa relation (d’autorité) à ses propres élèves, relation où c’est lui qui « figure » le Père.

Nous disons que l’inspecteur joue ce rôle (bénéfique) à son insu (le plus souvent), parce que ce qui est en jeu, ce sont des images archétypiques (voir la notion jungienne d’Archétype[18] qui vivent de toute Eternité, pourrait-on dire, et que les relations (parfois conflictuelles) avec des images de père (de mauvais-pères) viennent réactiver en nous, en une dynamique qui peut s’avérer bénéfique pour l’individu.

La lecture de Carl ROGERS pourrait nous aider, nous enseignants[19], à tracer les contours d’une relation « idéale » à cette figure d’autorité que représente pour nous l’inspecteur : « Si cette personne (qui fonctionne pleinement) aborde une nouvelle situation, par exemple la rencontre avec une figure d’autorité, elle ne peut pas prédire quel sera son comportement. Tout dépend du comportement de cette figure d’autorité, d’une part, et de ses propres réactions internes immédiates, et de ses désirs, etc., d’autre part. Elle peut être certaine qu’elle se comportera d’une manière appropriée, mais elle ignore encore ce qu’elle fera ».

La relation de l’enseignant envers l’inspecteur est imprévisible, estime donc Carl ROGERS, mais il n’en reste pas moins que l’on peut avancer l’idée que le comportement adapté, dans ce genre de situations, est fondé sur la capacité de l’enseignant à s’adapter à des vécus forcément changeants, tout en restant fidèle à sa dynamique psychique propre et en refusant le comportement agressif toutes les fois que l’agressivité n’est pas nécessaire.

En conclusion, Carl ROGERS définit l’attitude adaptée de la personne « fonctionnant pleinement » comme essentiellement créatrice et jamais conformiste.

L’inspection, de même que la relation professeur-élèves (maîtrisée) peut donc avoir une valeur « thérapeutique », laquelle ne réhabilite certes pas une institution défaillante et inutile (voire nuisible) du point de vue pédagogique, mais en limite en tout cas les effets négatifs et destructeurs sur le plan psychologique.

Dans certains cas, l’inspection est en effet destructrice, psychologiquement ; l’inspecteur « provoque l’anxiété, sème le désarroi. Il est dans le corps enseignant un agent de désordre mental profond » (L’enseignant est une personne, page 60).

L’inspection bloque et inhibe tout esprit d’innovation pédagogique. Ecoutons à ce propos ce qu’écrit Michel LOBROT, dans La pédagogie institutionnelle[20] : « J’affirme et je suis prêt à le prouver, que 90 % des activités des enseignants sont dictées par la crainte de se voir sanctionner, juger, condamner par un inspecteur (…) qui émettra une opinion après avoir assisté à une malheureuse heure de cours… Une telle crainte, dont on peut sourire, mais qui existe, paralyse en réalité l’enseignant et empêche les quelques velléités qu’il pourrait avoir de chercher des méthodes plus efficaces, un rapport différent avec les élèves, un esprit nouveau ».

La citation de MASCHINO rapportée plus haut a aussi le mérite d’évoquer le plan narcissique de la relation professeur-élèves.

Que les élèves aient besoin d’être narcissisés par leur professeur, cela se comprend aisément : ils sont, par rapport à lui, toute proportion gardée, dans la situation d’un enfant par rapport à son père.

Le maître qui chercherait à tirer profit de cette situation de « supériorité », en captant la Loi du Père, comme disent les psychologues, ne pourrait que nuire à l’enfant, en apparaissant à ses yeux comme une sorte d’être supérieur (un dieu ?) auquel il lui serait impossible de s’identifier, puisqu’il serait dans l’incapacité de lui ressembler ou de le dépasser. L’enfant ne pourrait « aimer » ou apprécier un tel enseignant, or comme le rappelle ALAIN : « Je ne vois pas que l’enfant puisse s’élever sans admiration et sans vénération »[21], le tout étant que cette « vénération » ne soit pas excessive et ne porte pas ombrage à l’enfant en train de se développer sur le plan psychologique. L’enfant se sentant « écrasé » par un professeur lui apparaissant comme dominateur ne peut le dépasser que dans l’excès (le pathologique), le « prendre en grippe » et chercher à se « venger » de lui, en le chahutant, par exemple.

C’est pourquoi l’enseignant doit veiller à narcissiser ses élèves (par de petits compliments, des notes – pourquoi pas, après tout ! – etc.) et leur permettre de s’identifier à lui, en ne leur proposant pas des buts à atteindre supérieurs à leurs possibilités (intellectuelle et affective) du moment, ce qui suppose, de la part de l’enseignant, une grande attention aux progrès (et aux difficultés) réalisés par ses élèves et une adaptation constante à leurs possibilités présentes : « Tout l’art est à graduer les épreuves et à mesurer les efforts ; car la grande affaire est de donner à l’enfant une haute idée de sa puissance, et de le soutenir par des victoires ; mais il n’est pas moins important que ces victoires soient pénibles, et remportées sans aucun secours étranger »[22]. ALAIN n’hésite pas à parler de « l’art de graduer les épreuves » ! C’est que les choses ne sont pas simples, en effet, et un enseignant capable d’une telle attention (avec des groupes de 40 élèves !), d’une telle maîtrise de soi[23], d’une telle connaissance des « lois » régissant la vie et les échanges au sein des groupes, n’est sans doute pas né, ou, comme l’écrit notre collègue Claude DUNETON, avec une certaine ironie : « Il n’y a d’enseignants véritables que les missionnaires. C’est ce qu’étaient les bons maîtres nos prédécesseurs ».

Alfred ADLER, comme ALAIN, considère que l’action éducative est un Art[24]. En fait, le professeur mu par « l’esprit-curé » et le dévouement poussé jusqu’à l’oubli complet de soi-même, n’est sans doute pas un enseignant « véritable ». Les relations véritables sont plutôt celles qui se nourrissent d’un échange perpétuel[25], d’un don narcissique qui joue dans les deux sens et où l’on doit être, tour à tour, celui qui « offre » et gratifie, (fait « don » de sa personne et de son savoir) et celui qui reçoit et est gratifié (sur le plan narcissique).

L’enseignant qui s’en sort est celui qui est narcissisé par ses élèves. Celui qui suscite un légitime respect, une identification raisonnable et une émulation au savoir. Celui qui, étouffant en lui tout sentiment inutile de culpabilité (consciente ou inconsciente) garde de lui-même – envers et contre tout (et tous !) – une image positive en tant qu’enseignant et en tant que personne. De l’avis même des psychologues spécialisés dans l’étude du vécu-intérieur des enseignants, le professeur, s’il ne se plaît plus à lui-même, « risque la dépression » ; Michael BALINT parle, quant à lui, du « réapprovisionnement narcissique ».

Les conditions optimales ou idéales susceptibles de favoriser le plein épanouissement des enseignants et leur réalisation sur le plan professionnel, ne sont que très rarement présentes dans la réalité et la pratique éducative quotidienne. L’enseignant actuel reçoit en fait beaucoup de blessures narcissiques : image sociale de la fonction enseignante complètement dévalorisée, critiques plus ou moins malveillantes de l’inspecteur, ce « délégué de la pédagogie abstraite » (ALAIN), désir de nuire de certains parents d’élèves, élèves rendus hargneux par leurs problèmes et leur échec sur le plan scolaire, etc.

Quoiqu’il en soit des énormes difficultés de la condition enseignante, le fait que se profile à l’horizon (et se vive et se réalise ponctuellement, dans certains cas) la fonction « thérapeutique » (ou dispensatrice de joies) des rapports professeur-élèves, est susceptible de redonner un sens au (beau) métier d’enseigner, aujourd’hui tant décrié et « boudé » par les jeunes en âge de choisir un métier. (Cf l’article de Brigitte SEUX : Europe : le métier d’enseignant n’a plus la côte, Le Figaro, 28.09.88). Le problème qui, évidemment, se pose est celui de la formation (ou de la non-formation !) des enseignants, car pour que le groupe-classe puisse jouer au mieux cette fonction thérapeutique et être vécu par (presque) tous, comme une véritable entité thérapeutique, il faut que l’enseignant ait acquis des connaissances sur les « lois » et les processus inconscients en jeu dans la relation éducative, afin qu’il puisse la comprendre, la maîtriser, la vivre et l’orienter dans le meilleur sens possible pour tous. Il faut qu’il puisse répondre aux questions : « Qu’est-ce que mon désir d’enseigner à des jeunes ? Quelles sont mes attentes vis-à-vis de cette profession ? Quels sont mes rapports personnels à la discipline que j’enseigne ? Quelle est ma représentation intériorisée de l’enseignant idéal ?[26] Alfred ADLER, le disciple de FREUD qui, sans doute, s’est le plus intéressé aux problèmes de l’Ecole et de l’Education, écrit, dans Ecole et psychologie individuelle comparée : « Une science pédagogique développée jusqu’à un certain degré ne saurait se contenter de s’occuper de certains défauts ; elle doit penser à leur prophylaxie. Il est de grande importance que l’enseignant dispose d’une connaissance psychologique vivante et efficace » (pages 47-48).

Tout en évitant l’écueil d’une excessive psychologisation en matière d’éducation et d’école, il faut intégrer les leçons de la psychologie des profondeurs. C’est, en tout cas, le « message » qu’en tant qu’enseignant nous ont donné des hommes comme Carl Gustav JUNG, Carl ROGERS, Bruno BETTELHEIM, Abraham MASLOW, Michael BALINT, Alfred ADLER, et tant d’autres…


[1] Voir la communication que fit Mme Lucile HERAUD, au colloque de Málaga (septembre 1982). Cette dernière est parue, en traduction espagnole dans : José ESTEVE Profesores en conflicto. Ediciones Narcea, Madrid 1984, sous le titre : El enseñante en dificultades : métodos de investigación y perspèctivas psicoterapeúticas. Madame HERAUD est maître de conférence à l’Université de Grenoble 2 et thérapeute à la MGEN.

[2] Voir mon article paru dans la revue de l’INRP, Recherche et Formation, n° 2, 1987, sous le titre : Une expérience de pédagogie interculturelle : prolongements sur le plan de la formation et valeur thérapeutique.

[3] Maurice T. MASCHINO : Voulez-vous vraiment des enfants idiots ?  précédé de Vos enfants ne m’intéressent plus, collection « Pluriel » n° 8437, Hachette, 1984.

[4] Voir : L’enseignant est une personne (sous la direction d’Ada ABRAHAM), Editions ESF, 1984. Il s’agit d’une série d’articles écrits par des universitaires et des psychologues, souvent spécialisés dans l’étude du vécu-intérieur des enseignants ou thérapeutes, à la MGEN.

[5] Voir l’article collectif intitulé : Santé mentale des enseignants  In : L’enseignant est une personne, page 48.

[6] Bruno BETTELHEIM : L’éducation et le principe de réalité  In : Survivre,  Collection « Pluriel », n° 8366 E.

[7] Claude OLIEVENSTEIN : Il n’y a pas de drogués heureux, Le livre de poche, n° 5150.

[8] Voir : L’enseignant est une personne, page 44.

[9] Jacques LESOURNE : Education et société. Les défis de l’an 2000, La Découverte/Le Monde de l’éducation, Paris, 1988. Il s’agit en fait du rapport sur l’éducation dont la rédaction fut confiée à l’auteur par René MONORY, alors Ministre de l’Education Nationale.

[10] Voir Carl Gustav JUNG. Son article paru, en traduction française, dans la revue Synthèse de décembre 1955, sous le titre : Devenir de la personnalité, page 356.

[11] Voir le chapitre 3 de mon livre (inédit) : Pour une formation des formateurs – contribution à une formation centrée sur la personne de l’enseignant.  Ce chapitre relate une expérience vécue en classe, et s’intitule : Enseignement et « affrontement thérapeutique » : une expérience vécue de formation continuée.

[12] Nelcya DELANOE : La faute à Voltaire, Editions du Seuil, 1972.

[13] Claude DUNETON : Je suis comme une truie qui doute, Editions du Seuil, 1976.

[14] ALAIN : Propos sur l’éducation, PUF, 16ème Ed. augmentée, 1976, p.35.

[15] Voir Philippe BERNARD. Son article sur le lycée Henri Moissan (mon lycée !), paru dans Le Monde, sous le titre La « prérentrée » du ministre. Maso, mais pas démago…, où l’on peut lire : « Henri Moissan est l’archétype du lycée de centre ville, antique mais sympathique où l’on accueille 1700 élèves – 35 à 39 par classe – contre l’avis de la commission de sécurité qui a fait remarquer qu’il faudrait huit minutes pour l’évacuer en cas de sinistre ».

[16] Voir Maurice MASCHINO, op. cit.

[17] Suzanne CITRON : L’Ecole bloquée, collection Bordas-Connaissance, série Débats, Editions Bordas, Paris, 1971.

[18] Pour la définition du concept d’archétype, voir André VIREL : Dictionnaire de psychologie. Vocabulaire des psychothérapies, Collection Marabout Université, Arthème Fayard, 1977.

[19] Carl R. ROGERS : Liberté pour apprendre ?, collection « Sciences de l’Education », Dunod-Bordas, Paris, 1976, page 292.

[20] Michel LOBROT : La pédagogie institutionnelle, Gauthier-Villars, 1966. Voir aussi Jean-Daniel ROHART : L’inspection : histoire d’un exorcisme et critique d’une institution (inédit).

[21] ALAIN, op. cit.

[22] ALAIN, op. cit.

[23] Des « techniques » comme la relaxation, la sophrologie et le yoga – pourquoi pas ? – peuvent aider à une meilleure maîtrise de soi et à la naissance du calme intérieur. Voir le travail effectué dans ce sens par certains collègues regroupés dans la R.Y.E. (Recherche sur le yoga à l’école), BP 102-08, 75363 Paris cedex.

[24] Alfred ADLER : Ecole et psychologie individuelle comparée, collection « Petite bibliothèque Payot », n° 259.

[25] Le sociologue Michel MAFFESOLI explique quelque part que pour que la dynamique relationnelle joue à plein, il faut que les termes de l’échange soient inégaux et que l’un reçoive plus qu’il ne donne.

[26] Voir le résumé écrit de la communication que Madame Lucile HERAUD présenta au Vème Congrès International de l’AIRPE (juillet 1988). L’AIRPE est l’Association Internationale de Recherche sur la Personne de l’Enseignant. La présidente en est Ada ABRAHAM, professeur à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Pour toute correspondance, s’adresser à Edouard BREUSE, Ministère de l’Education Nationale et de la Culture Française, Université de l’Etat à Mons, Place Warocque, 17 7000 MONS (Belgique).

 

 


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