Estime de soi

 

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[Estime de soi] 
[Correspondance] 

 

 

ESTIME DE SOI ET MATURATION DU « BOUCLIER NARCISSIQUE »

Carl Ransom Rogers et Peter Sloterdijk

 


Agrégé d’espagnol, Jean-Daniel Rohart est professeur de lycée depuis trente ans. Dans L’Union de Reims du 11 février 2005, un article annonçant son prochain livre intitulé Carl Rogers et l’action éducative, sous presse à « La Chronique Sociale », Jean-François Scherpereel dit qu’ « il emploie parfois des mots ou des idées difficiles à comprendre. Normal… il est devenu « chercheur » en éducation par la force des choses. Car visiblement cet enseignant de 59 ans veut comprendre son métier et lui donner un « sens ». Aussi depuis de nombreuses années observe-t-il sa propre expérience et en tire-t-il des leçons sur l’évolution de l’éducation. Trois penseurs enrichissent ses observations : Carl Rogers, Carl-Gustav Jung et le sociologue contemporain Michel Maffesoli. »

Consistant avec la critique de Scherpereel, Jean-Daniel Rohart n’a pas hésité à mettre en face à face, dans cet article, « le bouclier narcissique » du philosophe Sloterdijk et « l’attitude rogérienne ».


Les pensées de Carl Ransom Rogers et de Peter Sloterdijk sont deux métaphores qui, à certains moments, peuvent se tolérer mutuellement et même s’enrichir,  peut-être ? Seuls, les théoriciens “psycho-rigides” peuvent refuser de se laisser féconder par un système métaphorique différent de celui qu’ils sont en train d’élaborer et qui peut parfois être considéré comme une tentative de “théorisation de (leur) propre cas”.

Pour commencer ces quelques lignes, rendons à César ce qui appartient à César : l’expression de « bouclier narcissique » est du philosophe de la culture et “métaphoricien”, Peter Sloterdijk [1].

Dans le contexte institutionnel et psycho-social de l’Ecole actuelle, les professeurs ont de plus en plus tendance à perdre tout sentiment d’estime de soi et confiance en leur mission éducative et pédagogique, biens précieux qui leur seraient pourtant utiles pour faire face aux conflits et aux problèmes relationnels que leur pose inévitablement leur pratique professionnelle[2].

Les blessures narcissiques que reçoivent de plus en plus souvent les acteurs de la relation éducative, professeurs et élèves, de manière à la fois réelle et fantasmatique, atteignent et transpercent ce que Peter Sloterdijk appelle le bouclier narcissique.

Ils tombent alors dans la culture de la plainte[3], du ressentiment, du malheur et de la perte de sens, laquelle semble avoir remplacée la “culture de la révolte” et le sentiment de fierté d’appartenir à la “corporation” enseignante, ce qui peut être considéré comme le symptôme d’un épuisement certain.

On peut parler d’une spirale du malheur. Pour faire victorieusement face aux blessures, il serait souhaitable de pouvoir compter sur un  « bouclier solide » qui permettrait à notre activité professionnelle de conserver un sens, malgré des conditions d’exercice parfois difficiles. En l’absence de ce bouclier solide, le réel nous agresse et nous heurte de face et de plein fouet, nous déstabilisant de plus en plus. Dans certains cas, le point de non retour semble provisoirement ou définitivement atteint. Il y a auto-alimentation des deux systèmes : le système endogène et le système exogène et institutionnel. Il nous faut rompre cette logique infernale, et face à ce défi, la pensée, ou plutôt l’attitude rogérienne[4] (avec son sentiment d’empathie, de considération inconditionnelle d’autrui, son concept de congruence, etc.) pourrait être un bien précieux, une arme efficace. Il conviendrait en effet de créer institutionnellement la situation permettant aux professeurs et aux élèves de retrouver un sentiment d’estime de soi, lequel permettrait une maturation du bouclier narcissique, tout en les persuadant de : « l’intérêt qu’il y a à être soi-même », au lieu de se réfugier dans un “faux-Soi”, selon le terme de Ada Abraham[5], à l’abri de masques successifs (la Persona de Carl Gustav Jung) et d’attitudes inadaptées qui alimentent la situation ressentie au départ comme hostile et potentiellement déstabilisatrice. Le but est de rétablir « le sens que l’individu a de sa propre élévation »[6], de sa mission pour ainsi dire prophétique.

Un bouclier trop fragile et mince, non seulement ne nous met pas à l’abri des agressions extérieures et intérieures – des « vexations » - mais alimente un processus d’auto-destruction,  de dévalorisation de soi-même et de perte du sentiment de sa « fierté » (fierté envers soi-même et envers son groupe d’appartenance, ici les professeurs, nos collègues).

Peter Sloterdijk note que : « La vie apparaît comme le miracle qui permet aux organismes de se préserver efficacement d’environnements envahissants », de blessures narcissiques, potentiellement « mortelles » ou déstabilisatrices. Carl R. Rogers pense que : « chaque être humain possède une tendance directionnelle vers l’entièreté, vers l’actualisation de ses propres potentialités »[7]. C’est ce qu’il appelle : la tendance actualisante.

Pour un professeur, cela revient à savoir « prendre soin de soi »[8], se préserver des blessures narcissiques, des jugements négatifs de nos supérieurs hiérarchiques : inspecteurs et chefs d’établissements, d’une survalorisation du regard d’autrui, à tenter de faire face avec calme et confiance aux situations conflictuelles et aux diverses formes de violence, violence le plus souvent symbolique et parfois survalorisée, à cause d’un effet fantasmatique d’amplification de phénomènes qui pourraient être perçus comme anodins, si nous avions acquis une attitude adaptée : un bouclier narcissique, nous permettant de mieux la « gérer » et un sentiment indéfectible de confiance.

En termes rogériens, il convient de ne pas empêcher la tendance actualisante d’agir. Se rattacher au grand fond vital, aux forces présentes en nous, ces forces qui nous permettent de gérer l’inévitable adversité et de persévérer dans notre être, en un processus que seul interrompra notre mort et qui est censé assurer le meilleur développement possible de notre potentiel personnel.

Pour parler comme Peter Sloterdijk, vivre c’est assurer le succès de notre « système immunitaire », pas seulement sur le plan biologique, mais également sur le plan mental et psychodynamique et sur le plan narcissique. Produire « de manière endogène une sorte de vitamine immatérielle qui protège son organisme contre les informations destructrices ou envahissantes (…) qui percent le bouclier narcissique d’un organisme psychique »[9].

Sur le chemin de l’accomplissement le meilleur possible de soi (ce que Carl Gustav Jung appelle la personnalité), il peut certes y avoir des obstacles, des accidents de parcours (traumatismes remontant parfois à l’enfance, etc.), il peut y avoir des moments de doute et de désespoir, mais l’attitude « rogérienne » (du professeur, du thérapeute, du travailleur social) permet de les supporter, dans la mesure où toutes les difficultés s’accompagnent d’un réapprovisionnement narcissique de l’intérieur, en attendant que naisse le sentiment de confiance et de « fierté » qu’éprouve la personne qui a compris l’intérêt qu’elle avait à être soi-même de manière authentique. Carl Ransom Rogers parle de « l’individu fonctionnant pleinement » et de la joie que procure ce mode de fonctionnement plein et « généreux », lequel n’a rien à voir avec un enfermement narcissique, une complaisance envers soi-même, ou une idolâtrie de sa propre quête.

L’attitude rogérienne ne s’apparente en rien à une technique. Fonctionner de manière « rogérienne », c’est, comme le dit fort joliment Peter Sloterdijk, « avoir une préférence spontanée et énergétique pour son propre mode de vie, pour ses propres valeurs, ses convictions et les histoires qui lui permettent d’interpréter le monde »[10]. C’est retrouver un narcissisme puissant, « signe d’une intégration affective et cognitive réussie » [11].

La préservation intacte de cette forme puissante de narcissisme peut être considérée comme une victoire. Un succès sur les forces du Mal et sur les forces potentiellement déstabilisatrices. Une forme de célébration. Rien, ou presque ne peut alors percer notre bouclier narcissique car, par-delà et malgré les blessures inévitables que lui inflige la vie, la personne animée par cette logique, conserve le sens de son intégrité et de sa « propre élévation ».

Il y a problème, lorsque les vexations endurées parviennent à nous convaincre du « désavantage qu’il y a à être nous-même »[12].

L’action éducative permet dans certaines conditions (que l’Institution devrait s’efforcer de faire naître, à travers notamment des actions de formation adaptées !) et si nous sommes guidés par cette représentation de la vie, d’acquérir une maturité plus grande, au terme jamais total, d’une dynamique qui permet de dépasser les expériences difficiles.

Les conflits peuvent alors être considérés comme offrant la possibilité d’un entraînement (une série bénéfique d’épreuves), l’occasion d’un développement personnel, la possibilité d’acquérir un mode de fonctionnement plus mature et nous rendant davantage maîtres et responsables de notre propre subjectivité.

Dans les moments de crises et de conflits, l’« envahisseur » doit être attendu de pied ferme et avec calme et tranquillité. Traverser une série de crises, de conflits (d’épreuves) permet d’acquérir la force nécessaire pour faire face à « l’ennemi » et de progresser sur le plan personnel. Bruno Bettelheim écrit que : « En période de crises graves, […] il peut se produire des situations où les hommes n’ont le choix qu’entre renoncer à la vie ou parvenir à une intégration psychologique supérieure »[13].

L’idéal vers lequel tendre, c’est de parvenir à accepter, à aimer ses « souffrances passées »[14].

Cette conception « rogérienne » semble postuler qu’il s’agit là, non d’un comportement exceptionnel et réservé à une élite, mais de quelque chose de normal.

Ce sont les agressions et les accidents extérieurs qui viennent interrompre le cours normal de la vie ou plutôt l’extériorisation, l’actualisation, l’écoulement du flux vital.

L’anthropologie rogérienne est essentiellement optimiste, mais n’ignore pas pour autant la dimension ontologique du Mal et la part d’agressivité, de violence et de destructivité présente dans toute relation humaine. Si l’on envisage les relations actuelles professeurs-élèves comme malades, l’attitude rogérienne en classe peut posséder une vertu préventive et thérapeutique, au sens large.

La personne « immunisée », dans le sens que donne Peter Sloterdijk à ce mot, « vaccine » autrui à son tour, empêchant la propagation d’ondes négatives et le développement de l’épidémie mentale et du découragement qui ont tendance à gagner du terrain dans l’Ecole actuelle.

Il est alors un conspirateur[15], ou plutôt “un médecin de l’âme”, en même temps qu’un professeur, un homme de culture, un éducateur et un pédagogue.

Conclusion

Pour adopter une catégorisation simpliste, on pourrait distinguer deux sortes de penseurs :

Ceux engagés dans « une entreprise de démantèlement progressif du narcissisme anthropologique »,  « les grands maîtres de la recherche vexatoire », « les hommes qui participent au processus du désenchantement du monde[16] », selon les termes de Peter Sloterdijk.

Carl R. Rogers et Peter Sloterdijk nous semblent appartenir à une deuxième catégorie de penseurs, ceux qui, s’appuyant sur le potentiel présent en chacun de nous et sur la dynamique de la pensée, permettent de faire face à l’adversité et au non sens, contribuant ainsi à un mouvement de réenchantement du monde, n’hésitant pas à courir « le risque existentiel de la vérité »[17].

Rohart, J-D. (2005) Estime de soi et maturation du "bouclier narcissique". Carl Ransom Rogers et Peter Sloterdijk, ACP Pratique et recherche, 2005, n° 2, pp. 18-23 (acpprtiscali.be).

 

[1] Sloterdijk, Peter.- Essai d’intoxication volontaire suivi de : L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Hachette / Littératures. Collection « Pluriel ».

[2] Etre enseignant. Un métier impossible ? En hommage à Ada Abraham.- L’Harmattan, 1999. Sous la direction d’Huguette Caglar

[3] Roustang, François.- La fin de la plainte, Editions Odile Jacob.

[4] Rohart, Jean-Daniel.- Carl Rogers et l’action éducative (ouvrage collectif). A paraître.

[5] Ada Abraham est Docteur en psychologie clinique, psychanalyste de groupe, psychodramatiste et professeur à l’Université Hébraïque de Jérusalem (Nda).

[6] Sloterdijk, Peter. Op. cit. page 236.

[7] Rogers, Carl.- A way of being, Boston, Houghton Mifflin, 1980. Traduction inédite par Françoise Ducroux-Biass.

[8] Cifali, Mireille.- « Du savoir et des hommes », in :  La formation des enseignants en Suisse romande. Editions Delval, Fribourg, 1988, pp. 23-46.

[9] Sloterdijk, Peter. Op. Cit. Page 236.

[10] Sloterdijk, Peter. Op. Cit. page 235.

[11] Sloterdijk, Peter. Op. Cit. pp. 235-236.

[12] Sloterdijk, Peter. Op. Cit. page 237.

[13] Bettelheim, Bruno.- Le coeur conscient. Editions Hachette, collection Pluriel.

[14] Sloterdijk, Peter. Op. Cit. page 237 : “L’individu mûr jouit de l’avantage d’être lui-même, après avoir surmonté les épisodes au cours desquels il a fait ses expériences avec l’inconvénient d’être soi-même ».

[15] Rogers, Carl.-  Un manifeste personnaliste, Editions Dunod, Paris, 1979.

[16] Carl Rogers parlait aussi de :   « Révolution tranquille ».  Peter Sloterdijk évoque une « poétisation du monde ». Voir aussi : ROHART Jean-Daniel : La VIE et l’éducation.  Suivi de : Comment réenchanter l’Ecole ? Editions  de L’Harmattan, 2005.  Ainsi que : SHAYEGAN Daryush.- La lumière vient de l’Occident. Le réenchantement du monde et la pensée nomade. Editions de l’Aube, 2001. Et : SHUMING Liang.- Les cultures d’Orient et d’Occident et leurs philosophies. PUF. Collection de l’Institut Marcel Granet.

[17] Sloterdijk, Peter.- Le penseur sur scène. Le matérialisme de Nietzsche. Christian Bourgois Edition, p.41.

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